TABLE DES MATIÈRES.

La théorie des Orbitales Moléculaires et l’émergence de la Chimie Quantique. 1

Chapitre 1. 5

Introduction. 5

1.1 – Objectifs. 6

1.2 – Méthodologie. 7

1.3 – Plan. 10

Chapitre 2. 12

Comment décrire les molécules ?. 12

2.1 – Introduction. 12

2.2 – Les modèles de Lewis et Langmuir. 17

2.3 – La spectroscopie moléculaire avant 1923. 22

2.3.1 – Introduction. 22

2.3.2 – La loi de Henri Deslandres. 23

2.3.3 – Chaleur spécifique et spectres infrarouges. 25

2.3.4 – Quel est le lien entre les spectres infrarouges et la structure des molécules ?  28

2.3.5 – Unification des spectroscopies atomiques et moléculaires. 36

2.3.5.1 – L’atome de Bohr. 36

2.3.5.2 – L’unification. 39

2.3.6 – Conclusion. 44

2.4 – Mulliken et la spectroscopie. 46

2.4.1 –  Qui est Mulliken ?. 46

2.4.2 – 1923-1925 : l’effet isotopique. 50

2.4.3 – 1925- 1926 : les états électroniques et la structure électronique des molécules. 60

2.4.3.1 – Introduction. 60

2.4.3.2 – Un tournant, l’article [22] du 03.07.1925. 63

2.4.3.3 –  « Electronic states and band-spectrum structure in diatomic molecules. » 68

2.5 – Conclusion. 72

Chapitre 3. 74

Les molécules, objets quantiques. 74

3.1 – Introduction. 74

3.2 – Heitler et London. 75

3.3 – Slater et Pauling. 81

3.4 – Conclusion. 96

Chapitre 4. 98

De la spectrocopie aux orbitales moléculaires. 98

4.1 – Introduction. 98

4.2 – Quel est l’apport de la théorie quantique ?. 99

4.2.1 – Qui est Hund ?. 99

4.2.2 – Les règles de Hund. 100

4.2.3 – Les différents types de couplages. 101

4.2.4 – Le concept d’orbitale moléculaire. 103

4.2.5 – Conclusion. 116

4.3 – Mulliken et la théorie quantique. 116

4.3.1 – Introduction. 117

4.3.2 – La réception des nouvelles idées. 118

4.3.3 –  Le traitement des molécules diatomiques. 122

4.3.3.1 – Introduction. 122

4.3.3.2 – Un principe de construction pour les molécules ?. 123

4.3.3.3 – Comment établir la structure électronique des molécules ?  125

4.3.3.3.1 – De l’atome unifié à la molécule. 126

4.3.3.3.2 – Des atomes séparés à la molécule. 131

4.3.3.3.3 – Remarque sur l’inversion des niveaux des molécules analogues aux alcalins. 137

4.3.3.3.4 – Conclusion. 139

4.3.3.4 – Diagramme de corrélation : le lien entre les atomes séparés et l’atome unifié. 140

4.4 – Conclusion. 146

Chapitre 5. 148

Des orbitales moléculaires à la chimie quantique. 148

5.1 – Introduction. 148

5.2 – Comment étudier les molécules polyatomiques ?. 149

5.2.1 – Quel est le rôle de la Grande-Bretagne ?. 149

5.2.2 –  L’approche de Hückel. 155

5.3 – Comment Mulliken aborde-t-il les molécules polyatomiques ?. 162

5.3.1 – Introduction. 162

5.3.2 – Qu’est qu’une orbitale moléculaire ?. 163

5.3.3 – Orbitales moléculaires et symétrie : la théorie des groupes. 172

5.3.4 – Les orbitales moléculaires et l’approximation LCAO. 174

5.3.5 – Localisation et délocalisation. 181

5.4 – Conclusion. 184

Chapitre 6. 186

L’implantation de La theorie des orbitales moléculaires et l’émergence de la chimie quantique. 186

6.1 – Introduction. 186

6.2 –  La liaison de valence et/ou les orbitales moléculaires. 187

6.2.1 – Introduction. 187

6.2.2 – La molécule de dihydrogène. 189

6.2.3 – La réception de la théorie de la liaison de valence. 195

6.2.4 – Comparaison des deux  modèles. 202

6.2.5 – Conclusion. 205

6.3 –  A la poursuite de la Chimie Quantique. 207

6.3.1 – Introduction. 207

6.3.2 – De l’Europe aux Etats-Unis. 208

6.3.3 – …et en France ?. 222

6.3.3.1 – Les tout-débuts. 223

6.3.3.2 – Comment s’organise la chimie quantique ?. 226

6.3.3.3 – Pourquoi ce retard ?. 227

6.4 – Conclusion. 235

Chapitre 7. 238

Conclusion et perspectives. 238

Annexe 1. 248

Extraits d’articles. 248

A.1.1 – Article d’ Oyvind Burrau. 248

A.1.2 – Pauling : la nature de la liaison chimique. 250

A.1.3 – Hartree : le champ auto-cohérent. 252

Annexe 2. 256

Résonance quantique. 256

Annexe 3. 258

Fonctions d’onde, etats et configurations électroniques des atomes et des molécules. 258

A.3.1 – L’atome à un électron. 258

A.3.2 –  L’atome à plusieurs électrons. 262

A.3.3 – Les molécules. 264

Annexe 4. 266

Le principe de correspondance et L’hypothèse adiabatique. 266

A.4.1 – Le principe de correspondance. 266

A.4.2 – L’hypothèse adiabatique. 266

Annexe 5. 268

La théorie des groupes. 268

Annexe 6. 272

Biographies. 272

Bibliographie. 282

Table des illustrations. 310

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

Chapitre 1

Introduction.

« Perhaps life is a characteristic of matter, and man is the agent whose part in a cycle of the universe is to break up old worlds and to make them into new. » [1]

 

1.1 – Objectifs.

 

Par ce travail, nous nous proposons de retracer l’histoire de la théorie des orbitales moléculaires. Le concept d’orbitale moléculaire, issu de la spectroscopie moléculaire à la fin des années 1920, finira par être utilisé pour décrire la structure et la réactivité des molécules. Durant cette période, d’autres modèles d’étude des molécules seront élaborés, citons en particulier, le modèle de la liaison de valence. Les orbitales moléculaires et la liaison de valence constitueront les deux principales méthodes d’étude des molécules à l’origine de l’émergence d’une nouvelle discipline, la chimie quantique. Cette histoire s’inscrit dans l’histoire de la chimie moderne et nous avons couvert une période s’écoulant approximativement des années 1910, aux années 1950.

L’histoire de la chimie quantique nous est souvent présentée[2] d’un point de vue que nous pourrions presque qualifier de « réductionniste », la chimie quantique y étant alors souvent perçue comme une  simple branche de la physique quantique.

« W. Heitler et F. London, partant de la théorie de la molécule d’hydrogène, ont pu montrer que seule la mécanique ondulatoire permet de comprendre la véritable nature de la notion de valence chimique et des forces qui assurent la stabilité des édifices moléculaires. Ce travail a été à l’origine du développement d’une branche nouvelle de la théorie physique, aujourd’hui désignée sous le nom de chimie théorique ou chimie quantique. » [3]

Cette histoire qui passe par Planck et la théorie des quanta[4] ; par Bohr et « son atome » ; par Heisenberg et la mécanique des matrices ; par Schrödinger et la mécanique ondulatoire, c’est l’histoire de la théorie quantique[5]. Ce point de vue qui occulte une partie de l’histoire à laquelle nous nous sommes intéressés n’a pas retenu notre attention. Nous avons préféré montrer la cohérence interne du développement de la théorie des orbitales moléculaires en liaison avec l’émergence de la chimie quantique. De fait, la théorie des quanta et la théorie quantique jouent un rôle tout à fait essentiel dans l’émergence du concept d’orbitale moléculaire. Néanmoins, la chimie quantique, bâtie autour de la théorie de la liaison de valence et de la théorie des orbitales moléculaires, doit son développement aux chercheurs « hybrides », mi-chimistes, mi-physiciens ; mi-chimistes, mi-mathématiciens qui ont élaboré un nouveau langage et repensé le problème des rôles respectifs de la théorie et de l’expérience en chimie. 

1.2 – Méthodologie.

 

Nous avons organisé notre étude autour des chercheurs qui ont contribué à l’élaboration et à la diffusion de la théorie des orbitales moléculaires. Comme le montre la [figure 1], notre recherche est structurée en trois niveaux :

Figure 1 – Organisation de notre étude.

 

Mulliken reçoit le Prix Nobel de Chimie en 1966 pour son « Travail sur la liaison chimique et la structure électronique des molécules par la méthode des orbitales moléculaires ». Nous sommes donc partis des articles de Mulliken, il constitue notre premier cercle. Nous avons ensuite élargi notre étude aux publications de certains auteurs auxquels il fait référence. Nous avons choisi ces chercheurs en fonction de l’importance de leur contribution à l’élaboration du concept d’orbitale moléculaire, ils constituent notre deuxième cercle. Dans le troisième cercle, nous trouverons les protagonistes qui ont développé d’autres approches quantiques de la molécule.

Cette façon de procéder nous a permis de mettre en évidence la diversité des participations qui ont mis en forme la théorie des orbitales moléculaires, favorisé ou retardé son enracinement dans la chimie quantique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


1.3 – Plan.

 

Figure 2 – Plan de notre étude.

 

Nous commencerons cette étude en nous interrogeant sur les différentes façons de décrire la molécule. Dans le Chapitre 2 nous exposerons les modèles classiques de Lewis et de Langmuir, avant d’étudier l’apport de la spectroscopie à l’étude des structures moléculaires.

Dans le Chapitre 3, nous aborderons le modèle de la liaison de valence, principal concurrent des orbitales moléculaires, il fut développé dans le cadre de la théorie quantique par Heitler et London puis par Slater et Pauling.

Dans les Chapitre 4 et Chapitre 5, nous répondrons aux deux questions essentielles de notre étude.

· Comment passe-t-on de la spectroscopie aux orbitales moléculaires ? Chapitre 4.

· Comment passe-t-on des orbitales moléculaires à la chimie quantique ? Chapitre 5.

Dans le Chapitre 6, nous étudierons la diffusion de la théorie des orbitales moléculaires en concurrence avec la théorie de la liaison de valence et en liaison avec l’émergence d’une nouvelle discipline, la chimie quantique.

 

 

 

 


 

Chapitre 2

Comment décrire les molécules ?

« I feel that chemical binding has not one nature but many. » [6]

 

2.1 – Introduction.

 

Dans ce chapitre, nous allons retracer succinctement différentes approches de la molécule, tout en considérant leurs liens avec les théories quantiques de la liaison chimique.

Figure 3 – Evolution des théories de la liaison chimique.

Le tableau synoptique de la [figure 3], présentant « L'évolution des théories de la liaison chimique », montre que la théorie de Lewis, que nous exposerons au paragraphe [2.2], occupe une position centrale. En effet, d’une part, elle réconcilie les théories précédentes ; d’autre part, elle trouve une justification dans les théories quantiques de la liaison chimique dont nous parlerons dans le Chapitre 3. Dans ce chapitre, nous décrirons succinctement diverses approches de la molécule avant la théorie quantique et nous étudierons en particulier l’importance des spectroscopies atomiques et moléculaires comme moyen d’accéder à la structure de la matière. Quelle est la nature du lien qui maintient les atomes ensemble pour former une molécule à la structure bien définie ?

A la fin du 19ième siècle, on peut repérer trois types de description de la liaison chimique.

· La liaison ionique.

Tentant d’expliquer l’électrolyse de l’eau[7], Sir Humphrey Davy (1778 - 1829), professeur à la Royal Institution de Londres, suppose que les particules d’hydrogène, entrant dans la composition de l’eau, sont attirées par le pôle négatif de l’électrolyseur qui repousse les particules d’oxygène qui sont alors attirées par le pôle positif. Cette idée est exploitée par Jöns Jacob Berzelius (1779 - 1848), professeur de chimie suédois de très grande renommée qui conçoit une théorie des réactions fondée, non plus sur des interactions de types newtoniennes, mais sur l’électricité. Il en déduit que les atomes de chaque élément portent une charge électrique qui leur permet de s’associer les uns aux autres par formation d’une liaison de nature électrostatique. Ainsi, l’atome d’hydrogène doit porter une charge positive tandis que l’atome de chlore est porteur d’une charge négative.

· La liaison de valence en chimie organique.

En chimie organique, Jean-Baptiste Dumas (1800 – 1884), professeur à l’Université de Paris et au Collège de France, observe que l’on peut remplacer un hydrogène par un chlore dans l’acide acétique. Compte tenu de la polarité respective de ces deux éléments, cette observation est en totale contradiction avec la théorie de Berzelius. Le modèle de la liaison ionique ne permet pas d’expliquer la plupart des faits de la chimie organique.

Friedrich August Von Stradonitz Kekulé (1829 – 1896), alors à l’Université de Heidelberg, postule la tétravalence du carbone en 1857 et propose une structure pour le benzène [figure 4]. Dans ce modèle, les quatre valences de chaque atome de carbone oscillent entre ces deux voisins. Le benzène fut l’objet d’un grand nombre d’étude et de nombreuses structures furent proposées[8], citons en particulier l’hypothèse de la valence partielle (1899) de F. K. Johannes Thiele (1865-1918). Il traite la liaison entre deux atomes de carbone comme Kekulé, intermédiaire entre une double et une simple  liaison, mais il y rajoute le concept de valence partielle qui permet d’expliquer la facilité des réactions d’addition. Les liaisons simples mettent en jeu deux électrons, les liaisons doubles quatre et les liaisons partielles trois électrons. Cette hypothèse sera confirmée par les théories quantiques de la liaison chimique.

Figure 4 – La représentation du benzène par Kekulé.[9]

 

Indépendamment Joseph Achille Le Bel (1847 – 1930), un chimiste français  et Jacobus Henricus van’t Hoff  (1852 – 1911), chimiste hollandais, mettent en évidence la structure tétraédrique des hydrocarbures saturés [figure 5].

 

Figure  5 – Représentation de la structure tétraèdrique des hydrocabures saturés. [10]

· La liaison de coordination dans les complexes.

Alfred Werner[11] (1866 – 1919), de Zurich, montre que des ions et des molécules peuvent s’associer pour former des édifices moléculaires à la structure bien définie, dénommés complexes.

La découverte de l’électron ouvre de nouvelles perspectives aboutissant à la conception de différents modèles atomiques desquels émergent, comme nous le préciserons plus tard, un atome statique, celui des chimistes et un atome dynamique, celui des physiciens. L’atome n’est plus insécable, il est constitué d’un noyau chargé positivement autour duquel circulent des électrons chargés négativement. Les électrons ne sont pas tous également liés au noyau et les électrons périphériques jouent un rôle particulier. Une évidence s’impose à la plupart des chercheurs, les électrons doivent assurer la liaison entre les atomes.

Indépendamment, Joseph J. Thomson[12] (1856 – 1940) en Angleterre et Walter Kossel[13] (1888 – 1956), physicien allemand, redessinent la liaison ionique.

Kossel met en évidence la ‘règle de l’octet’. Lors de la formation d’une molécule, les atomes vont perdre ou gagner un ou plusieurs électrons de façon à acquérir huit électrons périphériques. Les ions ainsi formés sont liés par la force électrostatique. Ce modèle ne peut être extrapolé à toutes les molécules et en particulier aux molécules non polaires, comme par exemple le dihydrogène H2.

Autant les scientifiques comprenaient facilement la liaison chimique en terme d’interaction électrostatique entre deux atomes différents, autant il était difficile de concevoir le processus par lequel des atomes identiques pouvaient se lier pour former une molécule.

2.2 – Les modèles de Lewis et Langmuir.

 

En 1916, Newton G. Lewis[14] (1875 – 1946), professeur de chimie-physique à Berkeley, va résoudre le problème. Il suppose que, lors de la formation d’une liaison entre deux atomes, chaque atome fournit un électron ; la paire ainsi constituée appartient aux deux atomes simultanément et assure la liaison chimique. Irving Langmuir (1881 – 1957), physicien et chimiste américain, qui jouera un rôle important dans la diffusion de ce dernier modèle, nomme la liaison de Lewis, ‘liaison covalente’[15]. La liaison chimique est donc constituée d’un doublet d’électrons, la mise en commun du doublet permet à chaque atome de compléter sa couche électronique externe (ou couche de valence) à huit électrons.

Lewis imagine un modèle atomique dans lequel les électrons sont placés aux sommets d'un cube [figure 6.a], au lieu d'être disposés sur un cercle conformément au modèle de Bohr que nous décrirons au paragraphe [2.3.5.1].

Figure 6    Modèles atomiques et moléculaires de Lewis[16].

 

Ces modèles atomiques permettaient d’expliquer la structure de certaines molécules. A l’aide du schéma [A] de la [figure 6.b] Lewis décrit la molécule de diiode I2 comme résultant de l’échange d’un électron entre deux atomes d’iode neutres pour former deux ions I et I . Une autre façon d’aborder le problème est de considérer qu’un des atomes donne un électron à l’autre selon le schéma [B] de la [figure 6.b] tandis que l’autre atome donne lui aussi son électron, on aboutit ainsi au schéma [C] de la [figure 6.b]. Dans le cas d’une double liaison, ce sont quatre électrons qui sont mis en commun. Pour la molécule de dioxygène, on peut imaginer une représentation du type de celle de la [figure 6.c]. Le doublet mis en commun sera représenté par un couple de points [figure 7], puis par un tiret.

Figure 7 – Représentation de Lewis de la molécule de dioxygène.

 

La quadrivalence du carbone était facilement expliquée et pour retrouver la structure tétraédrique du carbone, Lewis suppose que le doublet de liaison glisse au milieu de l'arête du cube pour constituer des molécules tétraédriques.

En 1919, Irving Langmuir[17], reprend le modèle cubique de l'atome de Lewis. Il le propage parmi les chimistes avec une grande efficacité grâce à la création d'un vocabulaire adapté (octet, liaison covalente) permettant de définir les concepts développés. Il introduit l’idée de molécules isostères, c’est à dire de molécules possédant le même nombre d’électrons. Par exemple, N2 (diazote) et CO (monoxyde de carbone) sont des molécules isostères, malgré une composition atomique très différente, elles ont des propriétés physiques semblables. Comment expliquer ceci ? L’hypothèse émise est la suivante, des molécules qui ont des propriétés similaires ont très probablement la même structure électronique.

D’après Lewis, lors de la formation du diazote à partir de deux atomes d’azote, chaque atome met en commun trois électrons pour former trois doublets liants, les deux électrons périphériques restant sur chaque atome d’azote formant un doublet non liant.

êNN ê

Langmuir, quant à lui, décrit la structure de N2 et CO de la façon plus nuancée.

La stabilité et l’inertie chimique de N2 sont expliquées par la disposition de ses 14 électrons.

- Chaque noyau de l’atome d’azote retient les deux électrons les plus liés en une couche K (2 fois 2 électrons).

- les 8 électrons des 10 restants forment un octet similaire à une couche L saturée dans les atomes.

- Les deux derniers forment ce que Langmuir appelle « une paire emprisonnée »[18] dans l’octet ce qui contribue à la stabilisation de l’ensemble. La paire d’électrons mise en commun par les deux atomes est analogue aux deux électrons de valence du magnésium.

CO et CN (l’ion cyanure) ayant le même nombre d’électrons que N2, Langmuir leur attribue la même structure.

Dans le cas de NO (monoxyde d’azote), qui possède un électron supplémentaire, ce sont trois électrons qui sont alors emprisonnés dans l’octet, on a alors l’analogue de la structure électronique de Al (aluminium). Les molécules BO et CN, avec un électron de moins que N2, ont  une structure analogue à celle de Na (sodium).

D’après Langmuir, « Electron rearrangement is the fundamental cause of chemical action. »[19]. Un des premiers chimistes à s’intéresser aux propositions de Langmuir est Arthur Lapworth (1872 - 1942), professeur de chimie physique et de  chimie organique à l’Université de Manchester. Il eut une grande influence sur Robert Robinson (1886 – 1975)  avec lequel il échangea une longue correspondance entre 1915 et 1920 sur les moyens d’appliquer les idées électroniques à la chimie organique. Nous reparlerons de ses travaux plus tard.

Les modèles de Langmuir et Lewis ne reçurent pas l'approbation des physiciens. Lewis n’expliquait pas pourquoi la liaison par paire d’électrons était possible, il décrivait simplement comment elle s’établissait et rien en théorie classique ne permettait d’expliquer l’appariement électronique. Langmuir proposait l'existence d'une force quantique qui, en contrebalançant la force de Coulomb, expliquait la stabilité des molécules.  Le modèle atomique de Lewis permettait de déduire les positions d'équilibre des électrons et non pas des sauts quantiques comme l’envisageait le modèle de Bohr dont nous parlerons au paragraphe [2.3.5.1].

2.3 – La spectroscopie moléculaire avant 1923.

 

2.3.1 – Introduction.

 

A ces débuts en chimie[20], la spectroscopie n’était utilisée qu’à l’identification des éléments. Pour comprendre la structure de la matière, les chimistes élaboraient des modèles basés sur l’analyse chimique. La spectroscopie allait devenir un outil d’investigation de la matière tout à fait primordial. Dans cette période, les spectroscopistes ne disposaient d’aucune théorie. L’amélioration des techniques permettait d’obtenir des spectres de plus en plus précis à partir desquels les chercheurs avaient compilé un grand nombre de données empiriques qui restaient à analyser et à ordonner. Comment la spectroscopie permet-elle d’accéder à la structure des molécules ?

Figure 8 – La spectroscopie moléculaire avant 1926.

 

2.3.2 – La loi de Henri Deslandres.

 

Contrairement aux spectres atomiques qui sont formés de raies, les spectres moléculaires apparaissent sous forme de bandes plus ou moins larges [figure 9].

C’est à Deslandres[21] (1853 – 1948), spécialiste de spectroscopie astronomique français, que l’on doit le premier essai de classification et de formalisation des spectres de bandes. Dès 1885, il reconnaît des régularités dans les spectres de bandes[22] qu’il exprime sous la forme d’une loi phénoménologique :

   appelée loi de Deslandres,

l est la longueur d’onde ; A, B et C sont des constantes ; m et n sont des entiers.

Deslandres avait aussi trouvé une analogie entre la distribution des nombres d’onde (1/l) des raies spectrales et les sons générés par les vibrations d’un solide. Cette observation laissait à penser que les spectres pouvaient, comme les vibrations sonores, résulter de vibrations atomiques[23].

En 1885, Johnann Jakob Balmer (1825 – 1898), physicien et mathématicien Suisse, avait établi une formule mathématique qui permettait de calculer les longueurs d’onde de certaines séries de raies du spectre de l’atome d’hydrogène : 

B  est une constante et n un entier supérieur à 2. En 1889, le physicien suédois, Johannes Robert Rydberg (1854 – 1919) découvre une écriture simplifiée de cette formule sous la forme :

s est le nombre d'onde et RH la constante de Rydberg associée à l'hydrogène.

De même que la formule de Balmer est le prototype de la représentation des séries dans les spectres de raies, celle de Deslandres sera le prototype de la représentation des spectres de bandes. Les résultats obtenus par Deslandres seront interprétés à l’aide de la théorie des quanta par Karl Schwarzschild[24] (1873 – 1916), physicien et mathématicien allemand, astronome à l’observatoire de Göttingen.

2.3.3 – Chaleur spécifique et spectres infrarouges.

 

Quel est le lien entre la théorie quantique de la chaleur spécifique et l’origine des spectres infrarouges ?

En 1900, Max Planck (1858 – 1947), professeur de physique à Berlin, fonde la théorie des quanta[25] en montrant que les échanges d’énergie entre la matière et la lumière se font par quantités discontinues, les quanta.

Jusqu’en 1907, la théorie des quanta n’est appliquée qu’aux problèmes du rayonnement. C’est alors qu’Albert Einstein (1879 – 1955) pense que l’étude des chaleurs spécifiques[26] pouvait, elle aussi, bénéficier de la théorie des quanta.

«  If it is true that the elementary oscillators that are used in the theory of energy transfer between radiation and matter cannot be interpreted in terms of the present molecular kinetic theory, must we then not also modify our theory for the other oscillators which are used in the molecular theory of heat? In my opinion they can be no doubt about the answer. If Planck’s theory of radiation really strikes the core of the matter, then it should be expected that other areas of the theory of heat contradictions also exist between the present molecular kinetic theory and experience which can be resolved by the method just proposed. » [27]

Pour préciser le lien entre la spectroscopie moléculaire, les chaleurs spécifiques et la théorie des quanta, nous allons expliquer les hypothèses d’Einstein. La loi[28] de Pierre Louis Dulong (1785 – 1838) et Alexis-Thérèse Petit (1791 – 1820) stipulait la constance des chaleurs spécifiques des solides (6 cal.mol.K) or, des mesures effectuées à basse température montraient qu’en fait, les chaleurs spécifiques tendent vers zéro avec la température. Pour expliquer ce fait, Einstein utilise un modèle simple dans lequel il néglige les interactions entre les atomes du solide, il suppose que tous les atomes vibrent à la même fréquence qui est quantifiée. A partir de ce modèle, il calcule les chaleurs spécifiques, les valeurs calculées étaient en  accord avec les fréquences expérimentales de vibration infrarouge des solides. Einstein prouvait ainsi la validité de la théorie ‘quantique’ des chaleurs spécifiques et mettait en évidence que l’énergie de vibration des atomes, les spectres infrarouges et la chaleur spécifique des solides étaient liés à la théorie des quanta.

Walther Hermann Nernst (1864 - 1941), chimiste et physicien de grand renom de l’Université de Berlin, était, de prime abord, peu enclin à suivre la théorie de Planck qu’il jugeait n’être « vraiment rien d’autre qu’une formule d’interpolation » [29]. Ses travaux sur la troisième loi de la thermodynamique[30] l’amenèrent à changer de point de vue, les mesures de chaleurs spécifiques qu’il avait effectuées aux basses températures étaient en accord avec les calculs d’Einstein. Il décide alors de réunir en congrès les plus grands physiciens du moment pour débattre du problème des quanta.

Le congrès Solvay se déroule à Bruxelles du 30 octobre au 3 novembre 1911 sous l’intitulé suggéré par Nernst, « Conseil scientifique international pour élucider quelques questions d’actualités dans les théories moléculaires et cinétiques. » Les comptes rendus seront publiés sous le titre « La Théorie du Rayonnement et les Quanta. »

Nernst n’était pas intéressé par l’aspect rayonnement de la théorie des quanta. Dans un article publié avec Lindemann, un de ses collaborateurs, il écrivait en introduction :

« In a recently published investigation one of us [it was Nernst[31]] has given a representation of quantum physics which, following Einstein, considers radiative phenomena as only secondary circumstances and takes as its immediate point of departure the atomic vibrations. » [32]

Dans une des conférences données au Congrès Solvay, « Application de la théorie des quanta à divers problèmes physico-chimiques »[33], Nernst montre que ses recherches lui ont permis d’établir une relation qui donne entre autres…

« … la possibilité de calculer a priori les chaleurs spécifiques des solides et des gaz quand on connaît par des mesures optiques, les fréquences d’oscillations. » [34]

Ce travail sur les spectres moléculaires avait été réalisé par Niels Bjerrum (1879 - 1958)[35], un physico-chimiste de Copenhague qui travaillait alors chez Nernst à Berlin.

2.3.4 – Quel est le lien entre les spectres infrarouges et la structure des molécules ? 

 

Paul Drude[36] (1864 – 1906), physicien à Leipzig, avait montré que les spectres infrarouges étaient dus aux mouvements des charges positives des molécules alors que les spectres visibles étaient dus aux mouvements des électrons. Dans ses travaux de 1907, Einstein évoquait la théorie de Drude et la confirmait par le modèle quantique des oscillateurs ioniques et les mesures effectuées dans l’infrarouge.

Bjerrum est le premier à appliquer la théorie des quanta à la spectroscopie moléculaire[37].

Dans un premier article[38], publié avant le Congrès Solvay, Bjerrum étudie le lien entre les spectres infrarouges et les chaleurs spécifiques. Il compare les données spectrales avec les valeurs calculées par les formules quantiques d’Einstein, de Nernst et de Lindemann.

En 1892, Lord John William Strutt Rayleigh (1842 – 1919) avait montré qu’un dipôle, oscillant à la fréquence n0  et en rotation à la fréquence nr  dans un plan perpendiculaire à celui des oscillations, émet ou absorbe aux deux fréquences n0 + nr et n0 - nr. Compte tenu des énergies mises en jeu, les bandes dues à la rotation s’observent dans l’infrarouge lointain[39] alors que celles dues aux vibrations apparaissent dans le moyen infrarouge, les bandes de vibrations étant élargies par la rotation.

En étudiant le spectre infrarouge de la vapeur d’eau, Bjerrum observe une bande à nr = 5.1012 Hz (l = 60 mm) dans l’infrarouge lointain, qu’il attribue à la  seule rotation de la molécule et un doublet centré sur n0 = 5,2.1013 Hz dans le moyen infrarouge (l = 5,8 mm) attribué simultanément à la rotation et à la vibration. Bjerrum n’utilise pas encore la théorie des quanta mais l’électrodynamique classique et d’après Rayleigh, les maxima du doublet devaient être observés aux deux fréquences  n0 + nr    et   nnr, le calcul donnait 5,7.1013 Hz (5,3 mm) et 4,7.1013 Hz (6,4 mm) au lieu des 5,25 mm et 6,07 mm observées.

Les travaux de Bjerrum sur les spectres moléculaires vont se poursuivre après le Congrès Solvay. L’analyse de la structure fine des spectres nécessitait l’élaboration d’un modèle. Le choix était difficile, en effet, les modèles statiques des chimistes[40], dans lesquels les atomes occupent des positions bien définies constituant des édifices moléculaires rigides, étaient en contradiction avec les modèles dynamiques des physiciens dans lesquels les atomes oscillent[41]. Einstein avait proposé de considérer les molécules diatomiques comme des dipôles constitués de deux atomes de charges opposées.

« When the atoms are electrically charged, we must, according to Einstein, expect to find bands in their absorption and emission spectra at wave lengths corresponding to the frequencies of atomic oscillation. » [42]

Bjerrum confirmait cette proposition par le fait que les spectres du dihydrogène (H2) et du diazote (N2) ne présentaient pas de bandes infrarouges, ces deux molécules ne possédant pas de moment dipolaire permanent. La molécule diatomique devenait l’analogue d’un dipôle, une sorte d’haltère animée de deux mouvements : une rotation autour de son centre de gravité à la fréquence nr et une oscillation à la fréquence n0 autour d’une position d’équilibre.

Le choix d’un modèle de molécule était aussi conditionné par les solutions suggérées lors du Congrès, il semblait nécessaire de quantifier le rotateur. Bjerrum[43] va introduire la théorie des quanta dans son analyse des spectres moléculaires :

« As show by Nernst[44], it is a necessary consequence of quantum hypothesis that as well as the vibrational energy of atoms the rotational energy of molecule must vary discontinuously. » [45]

Il choisit la quantification proposée au Congrès Solvay par Henrik Antoon Lorentz (1853 – 1928), physicien et mathématicien à l’Université de Leyde, et pose l’énergie cinétique de rotation.

      soit            

On remarquera que n varie selon une suite arithmétique.

Il montre que cette quantification de l’énergie de rotation[46] des molécules rend compte de certaines caractéristiques du spectre d’absorption de la vapeur d’eau. Dans l’infrarouge lointain, on observe un ensemble de raies équidistantes que Bjerrum suppose espacées de , il en déduit J, le moment d’inertie de la molécule et r la distance interatomique[47].

En 1913, Paul Ehrenfest[48] (1880 – 1933), physicien allemand, proposera une quantification différente, . Kemble[49] (1889 - 1984), dont nous reparlerons ultérieurement, montrera que cette quantification était mieux adaptée.

Toutes ces études montraient d’une part, que la théorie quantique des chaleurs spécifiques des solides d’Einstein pouvait s’appliquer aux gaz et d’autre part que la spectroscopie infrarouge permettait d’accéder à la structure des molécules.

Bjerrum va ensuite étudier le spectre de la molécule de chlorure d’hydrogène HCl[50].

Ce spectre présente, comme celui de la vapeur d’eau, un doublet vers 3,5 mm. D’après Rayleigh la différence entre les maxima (n0 + nr  et n0 - nr ) de ce doublet donne la fréquence de rotation (nrmp  the most probable frequency of rotation[51]) la plus probable de la molécule HCl[52].

Figure 9 – Le spectre de la molécule de chlorure d’hydrogène HCl[53].

 

Des mesures plus précises[54] permettaient une meilleure résolution du doublet à 3,5 mm [figure 10] et mettaient deux nouveaux points en évidence :

® Les raies de rotation ne constituaient pas une progression arithmétique régulière, contrairement à ce que donnaient les relations précédentes.

® Il apparaissait une structure fine du doublet qui montrait que la molécule pouvait absorber à des fréquences différentes de nr.

Ceci allait permettre de nouveaux développements de la recherche spectroscopique. L’étude de la structure fine des deux bandes d’absorption observées vers 3,5 mm de HCl[55] fut capitale pour l’avenir de la spectroscopie moléculaire.

Par ces travaux, Bjerrum contribua à convertir l’étude des bandes infrarouges en indicateurs de la structure moléculaire : calcul des distances interatomiques, du moment d’inertie. Le modèle dipolaire de la molécule fut alors accepté et Bohr[56] y fera référence pour construire son modèle de la molécule de dihydrogène (H2).

Figure 10 – Structure fine du spectre du chlorure d’hydrogène[57].

 

2.3.5 – Unification des spectroscopies atomiques et moléculaires.

 

2.3.5.1 – L’atome de Bohr.

 

Dans le même temps, Niels Bohr (1885 – 1962), alors à Cambridge, chez Lord Ernst Rutherford (1871 – 1937), mettait en œuvre une théorie quantique des spectres atomiques. Les approches étaient très différentes puisque le travail de Bohr visait à l’établissement de la structure de l’atome. Ce n’est que tardivement dans son étude qu’il en vint à se tourner vers les spectres atomiques, alors que Bjerrum, lui, partait de l’étude des spectres.

En 1913, il fait paraître un article[58] dans Philosophical Magazine, intitulé « On the constitution of atoms and molecules. » dont voici le résumé : 

« Dans le présent mémoire nous nous sommes efforcés de développer une théorie de la constitution des atomes et des molécules, sur la base des idées introduites par Planck dans le but de rendre compte du rayonnement du corps noir et de la théorie de structure des atomes proposée par Rutherford pour expliquer la dispersion des particules a par la matière. » [59]

De l’examen des spectres de l’atome d’hydrogène, il tire les conclusions suivantes :

« – L'énergie de rayonnement n'est pas émise (ou absorbée) de façon continue, comme l'admet la théorie électrodynamique classique, mais seulement au cours du passage d'un système atomique d'un état stationnaire à un autre état stationnaire.

– L'équilibre dynamique d'un système, dans ses états stationnaires, est régi par les lois de la mécanique ordinaire, mais ces lois ne valent pas dans le passage d'un état stationnaire à un autre état stationnaire.

– Le rayonnement émis au cours de la transition du système d'un état stationnaire à un autre état stationnaire est monochromatique ; la relation entre sa fréquence n et l'énergie totale émise est donnée par la loi W = hn.

– Les différents états stationnaires d'un système constitué d'un électron tournant autour d'un noyau chargé positivement sont déterminés par la condition suivante : le rapport de l'énergie totale nécessaire pour réaliser une configuration donnée du système à la fréquence mécanique w du mouvement de rotation de l'électron est un multiple entier de h/2. Si l'on admet que l'orbite est circulaire, cette condition est équivalente à la suivante  : le moment cinétique de l'électron est un multiple entier de h/2p. »

De la quantification, a priori, du moment cinétique, on peut déduire l'existence d'orbites stationnaires. La condition de quantification introduit le premier nombre quantique : le nombre quantique principal n qui caractérise les différents niveaux d'énergie. En 1916, le modèle s'affine par l'introduction d'orbites elliptiques proposées par Arnold Sommerfeld[60] (1868 – 1951), professeur de physique théorique à Munich, ajoutant ainsi un deuxième nombre quantique : le nombre quantique azimutal l qui est lié à la quantification du moment cinétique orbital des électrons. Enfin, pour justifier du dédoublement des raies spectrales des éléments alcalins dans un champ magnétique, un troisième nombre quantique est introduit : le nombre quantique magnétique ml qui provient de la quantification du moment magnétique.

Mais ce modèle qui est compatible avec les données du spectre atomique de l'hydrogène, enfreint les lois de la physique classique. Il n'explique en rien le fait que l'électron, assigné à circuler sur cette orbite, le fasse sans perdre d'énergie.

2.3.5.2 – L’unification.

 

Bohr souhaitait intégrer l’étude des spectres moléculaires dans le cadre de sa théorie qui permettait l’interprétation du spectre atomique de l’hydrogène avec tellement d’élégance.

Les deux modèles étaient pourtant différents. Contrairement aux atomes, les molécules ne possèdent pas d’orbite stationnaire. Les fréquences émises par les molécules sont identifiées aux fréquences mécaniques des mouvements de vibration et de rotation. Dans le cas des atomes, la fréquence émise est donnée par la différence d’énergie entre deux orbites stationnaires et non par la fréquence de rotation d’un électron sur une orbite stationnaire.

Les différences mentionnées précédemment devenaient encore plus confuses dans le cas des spectres électroniques moléculaires. Ceux-ci impliquaient des mouvements d’électrons mais ne ressemblaient ni aux spectres infrarouges des molécules, ni aux spectres atomiques.

Bjerrum connaissait le travail de Bohr et pensait qu’il serait peut-être nécessaire d’appliquer la condition de  Bohr aux spectres moléculaires :

«  If the result of new and more complete investigations should turn out to be incompatible with considerations like those used above [equating mechanical and radiation frequencies], this might probably indicate that we have to resort to similar revolutionary intuitions for explaining the radiation connected with the vibrations and rotations of molecules as has been done recently by N. Bohr in the case of electronic radiation. » [61]

Dans un article non publié[62], Bohr tenta d’éliminer la différence entre oscillateur et rotateur d’une part et le traitement de l’atome d’hydrogène d’autre part. La condition de Bohr, , convenait au traitement de la rotation et de l’oscillation si on se limitait aux transitions observées entre deux niveaux successifs. Dans le même temps, Sommerfeld[63] publiait un article concernant la généralisation des conditions quantiques aux systèmes à plusieurs degrés de liberté. Bohr le trouva des plus intéressants et préféra approfondir dans la voie de Sommerfeld avant de poursuivre dans « l’unification ».

En 1916, Schwarzschild[64] est le premier à tenter d’appliquer la condition de Bohr aux spectres moléculaires observés dans le visible c’est à dire aux spectres électroniques, tout en continuant d’utiliser le modèle de Bjerrum dans l’infrarouge.

Les deux théories resteront distinctes jusqu’en 1918, puis, tout en restant conceptuellement différentes, elles seront fondues dans un même formalisme.

A partir de fin 1919, les chercheurs vont travailler sur les spectres à l’aide du principe de correspondance[65] et de la condition de Bohr.

Après la première guerre mondiale Thorsten Heurlinger[66] élève de Hulthéen, professeur de physique à Lund en Suède, et Adolf Kratzer[67], assistant de Sommerfeld, publient des articles qui généralisent l’usage de la condition de Bohr, , aux spectres moléculaires dans le cas des transitions entre deux états de vibration successifs.

Heurlinger[68] conçoit un modèle moléculaire résultant de la superposition de différents mouvements et il exprime la fréquence d’absorption comme suit :

Le premier terme correspond aux transitions électroniques n’® n.

Le deuxième terme correspond aux vibrations atomiques p’® p.

Le troisième terme correspond à la rotation de la molécule m’® m.

Des observations toujours plus précises donnaient matière à des explications théoriques affinées.

En 1920, E. S. Imes[69], montre que la double bande de HCl est dissymétrique et qu’elle présente deux structures fines à 1,76 mm et 3,46 mm [figure 11]. Kratzer[70] interprète la dissymétrie du spectre en assimilant la molécule à un oscillateur anharmonique, avec Loomis[71], de l’Université de New York, ils montrent que le dédoublement en paires de la structure fine est du à la présence d’isotopes du chlore dans la molécule de chlorure d’hydrogène (H35Cl et H37Cl). Par ailleurs, se posait le problème de la signification de la raie manquante.

Figure 11 – Effet isotopique sur le spectre du chlorure d’hydrogène.

 

En 1923, Hendrik Kramers, collaborateur de Bohr, et Wolfgang Pauli[72] (1900 – 1958) qui travaillait avec Sommerfeld, introduisent des nombres quantiques de rotation demi-entiers[73] et ils proposent la relation suivante pour l’énergie de rotation. Mulliken en souligne l’importance dans l’article [206][74].

avec  ;     J  le moment d’inertie.

La nature des différentes composantes de cette relation ne sera comprise que fin 1925, début 1926, quand Samuel Abraham Goudsmit (1902  – 1978) et George Eugène Uhlenbeck[75] (1900 - 1988), deux physiciens néerlandais, mettront en évidence l’existence du spin électronique. Ainsi,  représente le moment cinétique total ;  la projection du moment cinétique électronique le long de l’axe joignant les deux noyaux de la molécule  et  sa projection perpendiculairement à l’axe de la molécule.

Kratzer tente d’expliquerinterpréter certaines caractéristiques des spectres en posant e = ½ comme étant un nombre quantique électronique et attribue le paramagnétisme de O2 au moment cinétique . Ces conclusions, bien qu’incorrectes, ouvriront la voie à des développements ultérieurs. Il devenait nécessaire de comprendre le sens de ces nombres quantiques.

2.3.6 – Conclusion.

 

Au début des années 1920, les chercheurs étudiaient les spectres de bandes observés dans l’infrarouge, le proche ultraviolet et le visible. Sommerfeld[76] et d’autres pensaient que les spectres ultraviolet et visible étaient liés aux configurations électroniques de molécules ainsi qu’à leur état de rotation et de vibration. La rotation et vibration des molécules étaient étudiées par l’intermédiaire des spectres moléculaires tandis que la configuration électronique des molécules était étudiée indépendamment par les chimistes (Lewis par exemple) sans qu’aucun lien formel ne soit établi entre la théorie de valence de Lewis et l’étude des spectres. Précisons tout de même que dans son article de 1916, Lewis, comparant son modèle à celui de Bohr, soulignait :

« Bohr in his electron moving in a fixed orbit, have invented systems containing electrons of which the motion produces no effect upon external charges. Now this is not only inconsistent with the accepted laws of electromagnetic but, I may add, is logically objectionable, for that state of motion which produces no physical effect whatsoever may better be called a state of rest. » [77]

Il remettait en cause l’hypothèse des orbites électroniques stationnaires, pilier de l’interprétation des spectres atomiques :

« It seems to me far simpler to assume that an electron may be held in the atom in stable equilibrium in a series of different positions, each of which having definite constraints, corresponds to a definite frequency of the electron the intervals between the constraints in successive positions being simply expressible in terms of ultimate rational units (see Lewis and Adams, Physical Review, 3, 92 (1914)). » [78]

Il fallait élaborer un modèle moléculaire qui rende compte des différents faits expérimentaux de la spectroscopie et de la chimie.

2.4 – Mulliken et la spectroscopie.

 

2.4.1 –  Qui est Mulliken ?

 

« The scientific study of nature by experiment, and theory deduced from experiment, forms the truest basis for philosophy » [79]

· Sa famille.

R. S. Mulliken conserve trois éditions américaines d’un livre intitulé Conversations on Chemistry[80]. Sur la page de garde, sont apposées les signatures de Moses Jonathan Mulliken, le grand-père de R. S. Mulliken ; Samuel Parsons Mulliken, datée de 1879, son père et Robert Sanderson Mulliken (1896 - 1986) lui-même, datée de 1980.

Vers l’âge de quatorze, quinze ans, armé du fameux Conversations on Chemistry, Samuel P. Mulliken entreprend quelques expériences avec son ami Arthur Noyes (1866 – 1936). Tous deux compléteront leurs travaux précoces par des études plus sérieuses au Massachusetts Institut of Technology (MIT). Ils prépareront ensuite un doctorat à Leipzig. Samuel Mulliken deviendra professeur de chimie organique au MIT tandis que Arthur Noyes, après quelque temps passé au MIT, s’installera à Pasadena où il contribuera au développement du California Institut of Technology (Caltech).

La mère de Mulliken, Mary-Helen von Noé, est issue d’une famille d’artistes. Mulliken était proche de sa mère. Dans son autobiographie, il souligne qu’elle eut une grande influence sur lui en lui inculquant le sens de la beauté et de la justice. Cela ne lui donna pas pour autant le sentiment que les lois de la nature étaient empreintes d’une beauté particulière, contrairement à ce que d’autres scientifiques pensaient, mais il resta très attaché à la nature et à la poésie.

· 1896  - 1917.

Robert Sanderson Mulliken est né à Newburry dans le Massachusetts, le 7 juin 1896, dans la maison familiale édifiée en 1810 par son arrière-grand-père Samuel. Il y fait ses études primaires et secondaires qu’il termine en 1913. A l’occasion de la remise des diplômes de fin d’études, les élèves les plus brillants rédigeaient un essai, c’est ainsi que Mulliken eut l'opportunité de faire sa première ‘communication scientifique’  intitulée « Electrons, what they are and what they do » [81], cette question le poursuivra toute sa vie.

Comment Mulliken choisit-il de faire des études scientifiques ?

Il est bien entendu très difficile d’évaluer l’influence du milieu familial de Mulliken sur ces choix de vie, et, bien que son père fut chimiste, Mulliken dira qu’il n’en ressentit pas l’influence directe. Il explique ces choix de la façon suivante :

« Why do men go into the physical sciences, others into biological or humanistic sciences? Presumably the decision is based on a judgment of relative value or importance. The physical scientist is inclined to think that his is the only basic science, since his aim, as he sees it, is to find out whatever he can about the general principles of the universe. » [82]

Vers l’âge de seize ans, influencé par l’étude en classe des principes régissant l’évolution des espèces, il développe une vision hautement déterministe et matérialiste du monde au sein duquel, comme il le dit lui-même, les processus biologiques sont soumis à « d’obscures opérations physico-chimiques » [83]

Mulliken souhaite alors se consacrer aux sciences physiques, restait la question du choix de la physique ou de la chimie.

· 1917 – 1919.

« I think I can say that I loved molecules in general, and some molecules in particular » [84].

Mulliken entreprend des études supérieures scientifiques au MIT où il privilégie la chimie.

En 1917, il reçoit un diplôme de chimie après avoir effectué ses premiers travaux de recherche[85] portant sur les dérivés organiques chlorés, sous la direction du Professeur James F. Norris. Il étudie un peu les sciences de l’ingénieur, fait quelques stages dans l’industrie puis décide finalement de s’orienter vers la préparation d’un doctorat.

· 1919 – 1923.

Mulliken ‘aimait’ les molécules mais il était aussi très intéressé par l’étude du noyau atomique. Il trouvait que l’enseignement proposé au MIT était plutôt vieux jeu et constatait que personne, aux Etats Unis, ne semblait concerné par l’étude du noyau atomique mis à part le professeur W.D. Harkins de l’Université de Chicago. De 1919 à 1923, Mulliken va travailler à Chicago où il obtient son doctorat[86] en 1921, sous la direction de Harkins. De 1921 à 1923, il continue ces travaux de recherches à Chicago en tant que National Research Fellow et publie quelques articles sur la séparation des isotopes du mercure[87].

A l’issue de cette formation, Mulliken pensait :

« I have become neither a proper experimentalist nor a proper theorist, but a middleman between experiment and theory - and between chemistry and physics. » [88]

Après sa thèse, il souhaitait continuer son travail sur le mercure, mais le National Research Council lui demanda de choisir une autre institution pour y faire quelque chose de différent. Il envisage alors d’aller à Cambridge, chez Lord Ernst Rutherford (1871 – 1937), mais sa candidature n’est pas retenue, la raison invoquée étant son manque de formation en physique. Norman Hilberry, un ami physicien lui donne alors l’idée d’étudier l’effet isotopique sur les spectres moléculaires.

2.4.2 – 1923-1925 : l’effet isotopique.

 

Comme nous l’avons dit au paragraphe [2.3.5.2], l’effet isotopique était prévu par la théorie de quanta. Les premières observations avaient été effectuées en 1920 par F.W. Loomis[89], aux Etats-Unis et par A. Kratzer[90], en Allemagne, sur les spectres infrarouge du chlorure d’hydrogène qui est composé d’un mélange de H35Cl et H37Cl.

Mulliken commence à lire les différentes publications consacrées à la spectroscopie : le livre de Foote et Mohler[91] sur « L’origine des spectres » ; le fameux livre de Sommerfeld[92] que tous les chercheurs se devaient de connaître, comme le souligne Mulliken, Kratzer et Loomis avaient collaboré au chapitre portant sur les spectres de bandes ; et plus particulièrement les articles portant sur les molécules dont les atomes existaient sous forme de différents isotopes. Il pensait possible l’observation de cet effet sur les spectres électroniques. Son attention se porte notamment sur un article de Wilfried Jevons[93] du King’s College de Londres, qui avait étudié le spectre de la molécule BN (nitrure de bore).

Il est ainsi amené à travailler sur les spectres moléculaires. Ce domaine était encore peu développé mais le contexte devenait de plus en plus favorable. Il est accepté au Jefferson Physical Laboratory du département de Physique de Harvard où le Professeur Frederick A. Saunders (1875 – 1963) et Theodore Lyman travaillaient activement en spectroscopie expérimentale. Il y avait aussi le Professeur E. C. Kemble, physicien théoricien particulièrement intéressé par la spectroscopie moléculaire et la mécanique quantique. Le projet de recherche que Mulliken se proposait d’entreprendre sur les spectres moléculaires arrivait à point nommé. Se sentant peu compétitifs vis à vis des européens, les scientifiques américains abandonnaient peu ou prou l’étude de l’atome. Fort de leur compétence en astronomie[94] et en spectroscopie, ils décidaient de s’attacher au développement de la spectroscopie moléculaire. Kemble, Birge (Berkeley), Loomis (New-York), Colby (Michigan) et Page (Yale) rédigeaient un rapport pour le National Research Council sur l’état des travaux concernant les molécules diatomiques. Mulliken s’inscrivait parfaitement dans cette stratégie.

D’après Mulliken, l’ensemble des travaux portant sur la spectroscopie moléculaire restait assez désordonné, certains aspects des spectres restant inexpliqués par la théorie des quanta. Sommerfeld faisait lui-même remarquer :

« Il est difficile de donner une vue d’ensemble des faits observés jusqu’ici, ces expériences ayant été effectuées sans ordre ni méthode. » [95]

De 1923 à 1925, Mulliken publie plusieurs articles consacrés à l’étude de l’effet isotopique sur les spectres moléculaires : [9], en 1923 ; [10] – [11] – [12],  en 1924 ; [15] – [16] –[18] – [21], en 1925.

Mulliken ne connaissait pas grand chose en spectroscopie. Dès son arrivée à Harvard, le Professeur Saunders lui montre comment procéder pour enregistrer et analyser les spectres. Il commence à travailler sur les spectres de Jevons. Mulliken entreprend de faire des photographies du spectre de BN, de le mesurer et de l’analyser. Les résultats publiés dans l’article [9] étaient en accord avec ceux de Jevons sinon qu’il trouva d’autres bandes correspondant à l’isotope plus léger 10B.

Une étude plus poussée[96] amenait à des conclusions intéressantes.

« I found, instead, that if we assume that the smallest vibrational quantum number was not 0 but ½, the difference in frequency between the origins band of the two isotopes, now called (½, ½) was explained. » [97]

De plus, Mulliken constatait un meilleur accord avec la théorie si le spectre était celui de BO (monoxyde de bore) plutôt que celui de BN[98]. Tout ceci sera repris dans l’article [16].

Finalement, deux points émergeaient :

® les bandes BN étaient très probablement des bandes BO.

® l’énergie minimale de vibration n’était pas 0 mais ½ quantum.

Nous développerons le raisonnement de Mulliken en commentant les articles [15] et [16].

Ces deux découvertes lui donnèrent de l’assurance et il  écrivit à la revue Nature pour faire part de ses conclusions concernant le fait que les bandes BN étaient en fait des bandes BO. Jevons répliqua dans une lettre envoyée à Nature   :

« That of course the bands are BN not BO. » [99]

Mulliken se demandait s’il fallait ou non réécrire à Nature pour défendre ses résultats, mais, comme il avait décidé d’aller en Europe durant l’été 1925, il écrivit à Jevons pour le rencontrer. Lors de leur rencontre, Jevons lui apprit que sa lettre à Nature n’était pas son fait mais celui du département de recherche dans lequel il travaillait et la discussion fut close.

Durant cette controverse, Mulliken avait commencé une étude systématique de l’effet isotopique sur les spectres moléculaires dans une série d’articles intitulée « The isotope effect in band spectra » [100].

Dans le premier article de la série[101], Mulliken développe la théorie de l’effet isotopique qui lui servira à l’étude des spectres de diverses molécules.

« Any discussion of the isotope effect in band must be base on the theory of band spectra in general. » [102]

Cette théorie générale, c’est la théorie des quanta appliquée à l’étude des spectres et développée dans la quatrième édition du Atombau und Spektrallinien de Sommerfeld[103].

Mulliken précise les connaissances alors disponibles :

® Loomis et Kratzer avaient montré que seuls les termes spectraux relatifs à la vibration et à la rotation des molécules diatomiques dépendaient de la masse réduite m (  avec M et M’  la masse des noyaux atomiques).

® La fréquence[104] de n’importe quelle raie spectrale pouvait être considérée comme la somme d’un terme électronique (e), d’un terme de vibration[105] (n) et d’un terme de rotation[106] (m).

D’où la relation :

Dans le visible, les spectres de bandes sont dus à des changements électroniques, comme dans les cas des spectres atomiques, on peut donc y observer des multiplets. L’ensemble des raies constituant un multiplet à la fréquence ne  est appelé système de bandes.

Les termes électroniques étant indépendants de la masse réduite, ne, la fréquence de la transition électronique est identique à tout système de bandes correspondant à deux ou plusieurs isotopes, pour deux isotopes[107] on a :

  avec   

Ces systèmes de bandes possèdent donc la même origine que l’on peut définir par  , l’origine d’une bande étant définie par .

Chaque bande est donc déterminée par un couple (n’, n’’), sa structure fine est définie par les changements de m : m’®m’’ limités d’après le principe de correspondance par les règles de sélection (m’’ - m’) = ±1  ou  0.

Les spectres électroniques, en permettant de préciser l’origine d’un système de bande, donnaient le premier mode direct de dénombrement absolu des niveaux d’énergie de vibration. C’est ainsi que Mulliken avait trouvé les nombres quantiques de vibration 1/2 ; 3/2 ; 5/2 … au lieu de 0 ; 1 ; 2… pour la molécule BO.

Dans le deuxième article[108] de la série, Mulliken poursuit l’étude du spectre de la molécule BO [figure 12’].

Les figures 12 et 12’ nous montrent que le spectre de BO présente un niveau électronique fondamental et deux niveaux électroniques excités. A  chaque niveau électronique correspond un système de bandes (a et b). La précision des nouvelles mesures confirmait que les bandes supposées être issues de la molécule BN étaient bien des bandes BO. L’effet isotopique relatif à la vibration était de nouveau mis en évidence. Nous observons aussi que les niveaux d’énergie sont décalés, excepté les niveaux représentés en pointillés (n = 0), origine des systèmes de bandes. Mulliken établit des relations vérifiées par les fréquences des bandes correspondant aux différents isotopes[109], la différence observée entre les termes constants semblait mettre en évidence un effet isotopique électronique important mais :

« This vanishes, however, if one makes the assumption that the minimum values of n’ and n’’ are not zero but ½. This result makes probable the existence of half-integral vibrational quantum numbers in BO, and of a null-point vibrational energy of ½ quantum for BO (and doubtless for other molecules) » [110]

Figure 12 – Description de la figure 12’ (article [16]).

 

Figure 12’ – Les niveaux d’énergie de la molécule BO[111].

Mulliken confirmait ainsi expérimentalement que la valeur minimale de l’énergie de vibration était bien 1/2. Ceci restait inexpliqué par la théorie des quanta et ce n’est en 1925 que Heisenberg[112] confirmera ce fait grâce à la théorie quantique.

A la fin de cet article, Mulliken aborde l’existence d’analogies entre les spectres moléculaires de BO et de CN et le spectre atomique du sodium (Na).

« There is considerable evidence for the existence of an analogy between CN and BO, both chemically unsaturated « odd molecules », and the Na atom. In all three cases, there are nine electrons outside the nuclei and K electrons. The CN molecule, like BO, emits two band systems having a common final state, which is in all probability the normal state of the molecule, as probably also in BO. The a and b systems of BO then correspond to electronic resonance potentials 2.9 and 5.3 volts, and the red and violet bands of CN to 1.8 and 3.2 V. There may be compared with 2.10 and 3.74 V for the Na resonance potentials corresponding to the first two lines (1s – 2p and 1s – 3p) of the principal series of Na. – Note that the ratio of the second to the first is 1.8 in all cases. The ‘forbidden’ transition 2p – 3p in Na is furthermore paralleled by the absence in either BO or CN of a conspicuous band system corresponding to an analogous transition from the upper to the lower of the two excited electrons levels of the molecule. The occurrence in Na in low intensity of forbidden lines of this type is, however, matched in BO by the appearance of the weak b®a system of bands. » [113]

La comparaison des spectres suggérait la possibilité de répartir les électrons de la façon suivante : les 8 premiers électrons de BO et CN sont distribués autour des deux noyaux sur deux orbites 21  et 22 comme l’octet de Na ; le neuvième électron est plus faiblement lié, par exemple dans une orbite 31 comme dans le cas de Na.

« Such binuclear octets would be in line with the probable structure of molecules of the HCl type, and with Langmuir’s suggestion as to the structure of N2, CO, CN ion, and the like. » [114]

Certes, les spectres moléculaires impliquaient la rotation et la vibration des molécules, mais les efforts de Mulliken, pour comprendre la structure des spectres de bandes, l’amenaient à réfléchir davantage à la structure électronique des molécules en la comparant à celle des atomes. Petit à petit Mulliken allait glisser vers l’étude des états électroniques de la molécule avec peut-être toujours cette même question « Que font les électrons dans une molécule ? »

2.4.3 – 1925- 1926 : les états électroniques et la structure électronique des molécules.

 

2.4.3.1 – Introduction.

 

L’article [22] inaugure le changement d’orientation et introduit deux séries d’articles.

La première série est intitulée « Systematic relations between electronic structure and band-spectrum structure in diatomic molecules. » : [23] - [24] – [25] – [26].

La deuxième série est intitulée « Electronic states and band-spectrum structure in diatomic molecules. » : [27] – [28] – [29] / [30 ] – [33] – [37] – [43] – [50].

Dans « Atombau und Spektrallinien », plusieurs remarques concernant la ressemblance entre les états électroniques des atomes et ceux des molécules, avaient attiré l’attention de Mulliken. Sommerfeld avait remarqué que dans les régions visibles du spectre de H2, il existait des analogies avec les raies de la série de Balmer de l’atome d’hydrogène. Fowler[115] avait mis en évidence l’analogue des séries de Rydberg des atomes en étudiant le spectre de la molécule He2. Certaines similitudes avaient été soulevées dans le spectre de la molécule H2, par Rudolf Mecke[116], de Bonn et par Birge[117], en Californie. C’est Mecke qui en fit le premier une analyse systématique en émettant l’hypothèse d’une analogie des moments cinétiques.

« Mecke assumed that the angular momentum of the emitting electron and of the nuclei, in molecules, are respectively analogous, in determining multiplet structure, to the angular momentum of core and of emitting electron in atoms. » [118]

La compréhension des spectres de bandes passait par la création d’un modèle moléculaire, et si l’on savait expliquer un grand nombre de caractéristiques des spectres de bandes, aucune théorie n’était disponible pour expliquer les états électroniques d’une molécule (moment cinétique nucléaire et électronique).

De fin 1924 à 1926, Mulliken va analyser et classer les bandes d’un grand nombre de spectres.

Alors qu’il avait économisé un peu d’argent, il passe l’été 1925 en Europe où il rencontrera de très nombreux spectroscopistes, Hund fera remarquer qu’il abordait les chercheurs avec la plus grande aisance sans faire état d’une quelconque hiérarchie, ce qui n’était pas l’habitude en Allemagne. Nous avons regroupé ces différentes rencontres dans le tableau suivant.

Angleterre

 

R. C. Johnson et W. E. Curtis (King’s Collège London University)

Lord Rayleigh (présenté par Jevons)

A. Fowler (Professeur d’Astrophysique au Imperial College)

Professeur T.R. Merton (Oxfod)

France

Docteur F. Baldet (Observatoire de Meudon)

Allemagne

Professeur H. Kaiser auteur du Handbuch der Spektroskopie, Mecke et le  Professeur H. Konen (Bonn)

Professeur A. Kratzer (Munster).

Rudolf Mecke à l’Institut de physique de Bonn.

Professeur James Franck ; F. Hund (Assistant de Born) (Göttingen : l’Institut de Physique Théorique Max Born)

Professeur H. Paschen (Technische Hochschule, Berlin) ; Professur Peter Pringsheim et Dr Boris Rosen  son assistant (Université de Berlin)

Danemark

Profeseur N. Bohr (Copenhague)

Suède

Professeur Erik Hulthén (Lund)

 

Ffin 1926, Mulliken est nommé professeur assistant de Physique à Washington.

2.4.3.2 – Un tournant, l’article [22] du 03.07.1925.

 

« My efforts towards a better understanding and classification of the structures of bands led naturally to attempt also to understand molecular electronic states as more or less like those of atoms. » [119]

Dans cet article, Mulliken met en évidence ce qu’il appelle, « A class of one-valence-electron emitters of band spectra ». Ce sont deux séries de molécules :

I : BeF ; BO ; CO ; CN ; N2.

II : MgF ; AlO ; SiN.

Les spectres des molécules d’une série présentent, non seulement des similitudes entre eux, mais des similitudes avec les spectres de certains atomes. L’analyse des analogies permet à Mulliken de classer les spectres d’après le nombre d’électrons de valence de la molécule.

Dans la série I, les molécules possèdent trois niveaux d’énergie et les raies des systèmes de bandes peuvent-être exprimées comme une combinaison de trois termes électroniques [figure 13].

® Un singulet N correspondant à l’état fondamental.

® Un doublet A correspondant au premier état excité.

® Un singulet B correspondant au deuxième état excité.

Mulliken suppose que dans la première série I, les niveaux sont analogues aux niveaux des  éléments alcalins, avec les états N et B similaires à un état s, tandis que dans l’état A on a l’analogue d’un état p inversé. [nous reparlerons de cette inversion au paragraphe [4.3.3.3.3]). Dans la série II, les molécules possèdent une couche électronique supplémentaire.

La série  I est analogue au Li (lithium) et la série II analogue à Na (sodium).

Après avoir étudier ces deux séries semblables aux éléments alcalins, il étend son étude à CO, NO, N2, SiO, semblables aux alcalino-terreux, puis à NO similaire à Al.

 

Figure 13 – Analogies des niveaux d’énergie observés dans les atomes et les molécules[120].

D’après Mulliken, l’analogie pouvait être comprise dans les mêmes termes que la description faite par Langmuir des molécules N2 et CO.

Cet article est publié avant l’avènement de la « nouvelle mécanique quantique ». Sur la [figure 13], nous constatons que Mulliken caractérise les états des différents niveaux d’énergie de la molécule par des termes moléculaires analogues aux termes atomiques. On peut assimiler ces niveaux d’énergie à des « orbites moléculaires », les précurseurs des orbitales moléculaires.

D’autres scientifiques avaient travaillé sur les analogies entre les spectres atomiques et les spectres moléculaires, R. Mecke et H. Sponer en Allemagne, Birge aux Etats-Unis[121].

« Ainsi dans toutes les molécules pour lesquelles nous possédons des données, nous trouvons des séries de niveaux d’énergie qui sont en accord au moins approximativement avec les formules des spectres de raies. C‘est pourquoi il me semble que le temps est venu de procéder à la généralisation suivante qui n’est de toute évidence fondée que sur les données de quelques molécules diatomiques, et adaptée seulement à des cas précis. Les niveaux d’énergie associés aux électrons de valence des molécules correspondent dans tous leurs aspects essentiels à ceux associés aux électrons de valence des atomes.  Les niveaux moléculaires peuvent être désignés par s, p, etc.…, et les niveaux désignés par la même lettre peuvent être représentés par les formules usuelles des spectres de raies et peuvent avoir la même multiplicité que dans le cas des atomes correspondants (…) Or si les systèmes des niveaux d’énergie de la molécule et ceux d’un atome correspondant sont essentiellement semblables la structure électronique responsable des deux systèmes doit aussi être essentiellement semblable, comme cela a déjà été souligné par Mulliken et par Mecke (…).

 Or dans un atome, selon la théorie admise, la « pénétration » de l’électron dans les orbites s est plus grande que dans les orbites p. Si donc l’ électron (ou les électrons) de valence des molécules que nous considérons ici se meuvent sur un parcours allongé jusqu’à la région située entre les deux noyaux la plus grande pénétration de l’orbite s diminuera la répulsion des deux noyaux et produira ainsi un plus petit moment d’inertie. Ceci donne une image de l’électron de valence selon laquelle c’est l’électron que se meut sur un parcours qui se projette au-delà des parcours des autres électrons, et c’est ce qui donne à cet électron entre les deux noyaux il joue un rôle défini dans la  détermination de la  force de la liaison chimique. » [122]

Fort de cette analogie, Birge proposait donc que les niveaux d’énergies associés aux électrons de valence des molécules diatomiques soient nommés à l’identique des niveaux électroniques atomiques,  par les symboles s, p, d, f, et  préconisait l’utilisation la notation de Russel-Saunders[123] pour nommer les états électroniques moléculaires.

L’article de Birge donnera l’impulsion au travail de Mulliken qui débutera avec l’article [27].

Dans une série d’articles les [23], [24] et [26] publiée dans Proceedings of the National Academy of Sciences, Mulliken va organiser et compléter les preuves qui confirment les analogies des spectres atomiques et moléculaires. Il introduit trois postulats qui rendent compte des spectres connus et permettent de prédire la structure de spectres inconnus. Dans l’article [26], il pose la question du processus de formation des molécules, c’est dans cet article qu’apparaît le concept d’électron « promu »[124] dont nous reparlerons par la suite.

2.4.3.3 –  « Electronic states and band-spectrum structure in diatomic molecules. »

 

Les premiers articles  ([27] – [28] – [29]) sont basés sur la théorie des quanta tandis que par la suite ([30 ] – [33] – [37] – [43] – [50]), Mulliken utilisera la théorie quantique. La publication dans une même série d’articles de travaux utilisant deux théories différentes, laisse supposer que Mulliken ne semblait pas considérer la théorie quantique comme une révolution, mais plutôt comme un outil qui allait lui permettre de poursuivre et de compléter ces recherches sur la structure électronique des molécules et l’étude de leurs spectres. Dans ce paragraphe nous analyserons les trois premiers articles.

Dans le premier article[125] de la série, Mulliken rappelle les différents modèles moléculaires développés dans le cadre de la théorie des quanta. Ainsi, la molécule diatomique fut traitée successivement comme un simple rotateur, comme un oscillateur harmonique puis comme un oscillateur anharmonique. Deux grandeurs furent ensuite introduites e et s de même nature que les nombres quantiques électroniques. D’autre part, comme le montre la [figure 13], un grand nombre de faits confirmait l’analogie entre les états électroniques atomiques et moléculaires. Mulliken soulignait :

« Molecules do not necessarily behave like atoms; but it seems more reasonable, in the absence of evidence to the contrary, to suppose that they do in such respects behave like atoms. » [126]

Dans cet article, il expose les trois postulats qu’il avait déjà proposés dans un article précédent[127] et qu’il avait alors appliqués[128] au spectre de ZnH, CdH, et HgH. Mulliken en justifie l’origine empirique et insiste sur leur nécessité pour comprendre la structure et la formation des molécules.

« I – The electronic states of molecules can be characterized, in accord with Birge’s[129] recent postulate by a term-designation (such as 1S or 2P, in notation of Russel and Saunders[130] carrying implications similar to those for an atom; in particular, this is associated with an electronic quantum number je whose numerical value is identical (at least substantially) with Sommerfeld’s atomic inner quantum number j for the given term-type ; or in some cases each atom individually may possess a je, and in such cases the electronic states of the atom are to be classed with those of an alkali metal.

II – The vector or vectors je set themselves parallel (r components) or perpendicular (s components), or nearly so, to the vector m, and the rotational energy term is given in the general case substantially by a Kratzer-Kramers and Pauli formula, .

III – The molecular j has integral values for odd molecules and half-integral values for even molecules, and is subject to the selection principle , the relative intensities for these three transitions being governed by the correspondence principle. » [131]

A la fin de cet article une note est rajoutée qui annonce « la nouvelle mécanique quantique »[132]. Il précise que d’après la nouvelle théorie, le terme doit être remplacé par [133] et souligne l’importance du récent article de Hund (1896 – 1997)[134].

«  Hund has discussed the interpretation of the phenomena of electronic multiplicity and of fine structure in band spectra. Hund’s theoretical deductions have a close relation to the more empirical results of the present series of papers. » [135]

Hund travaillait alors à Göttingen, il était assistant de Born et parfaitement informé des travaux de Heisenberg[136] sur lesquels son article était basé. Nous discuterons de ces travaux ultérieurement [4.2].

Dans l’article suivant[137], Mulliken étudie l’intensité des spectres en essayant de comparer la théorie et l’expérience. Comme le montraient ses travaux précédents[138], l’absence de certaines raies, des relations systématiques dans les molécules à nombre pair ou impair d’électrons, impliquait des termes de rotation de la forme . D’autres spectres de bandes faisant intervenir des termes de la forme  . Dans le premier cas, Mulliken estimait qu’il était nécessaire de faire une hypothèse concernant la nature de s :

« s  is an electronic quantum number which is correlated with a  precession about the internuclear axis. » [139]

Cette hypothèse était étayée par les règles de sélection déduites de l’observation des spectres[140] et par l’article de Hund[141].

Mulliken approfondira le sujet dans l’article [30].

2.5 – Conclusion.

 

Mulliken s’informait des travaux des spectroscopistes du monde entier. Il avait appris l’allemand et le français et pouvait donc lire les articles correspondants :

« Through this reading and study, I developed a broad general familiarity with, and understanding of, band spectra as interpreted by old quantum theory. » [142]

Les spectres de bandes, leur lien avec la structure vibrationnelle, l’intensité des bandes étaient bien expliqués à l’aide de la théorie des quanta. Mulliken avait ainsi classé les données des spectres moléculaires et interprété tout ce qui pouvait l’être et déjà les niveaux électroniques ainsi que les analogies avec les structures atomiques étaient parfaitement précisés. L’été 1927, Mulliken retourne en Europe. A Göttingen,  il retrouve Hund avec lequel il a de nombreux échanges à propos des molécules et de leur spectre. En visite à Zürich, il rencontre E. Schrödinger qui lui présente W. Heitler et F. London. L’avènement de la théorie quantique allait ouvrir une nouvelle voie pour accéder aux molécules.


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Chapitre 3

Les molécules, objets quantiques.

« With the help of the new quantum mechanics, rapid progress is now being made toward the solution of the problems of valence and molecular structure. » [143]

 

3.1 – Introduction.

 

Comme le souligne Mulliken, les physiciens allaient s’attacher à appliquer la nouvelle mécanique à la résolution du problème posé par la liaison chimique. Avant d’étudier l’approche de Hund et Mulliken, nous allons présenter d’autres approches.

Le 17 décembre 1926, Bohr présente devant l'Académie Royale des Sciences du Danemark, un article d'Oyvind Burrau qui a calculé l'état fondamental de l’ion moléculaire hydrogène H2, la plus simple des molécules, en résolvant l'équation de Schrödinger. [Annexe 1 : A.1.1]

La méthode mise en œuvre par Burrau est la première application de l'équation d'onde à l'étude d'une molécule, la bonne corrélation des résultats avec l'expérience validait la nouvelle mécanique quantique. Pourtant quand il fallait résoudre l'équation de Schrödinger dans le cas de la molécule de dihydrogène (H2) qui possède deux électrons, le problème changeait de nature. Il fallait alors tenir compte de l'énergie de répulsion entre les deux électrons, la résolution de l’équation nécessitera la mise en œuvre d’approximations. Se basant sur la connaissance empirique de la structure et la réactivité des molécules, le chimiste va imaginer une solution de l'équation d'onde qui donnera les meilleures valeurs de l'énergie du système étudié.

3.2 – Heitler et London.

 

En 1927, Walter Heitler (1904 – 1981) et Fritz London (1900 – 1954)[144], deux physiciens qui travaillaient alors à Zürich chez Schrödinger et vivement encouragés par ce dernier, publient un article de grande importance. Cet article constitue la première application de la théorie quantique à un problème de la chimie : quelle est la nature de la liaison chimique ?

Le modèle proposé est basé sur le concept de résonance développé par Heisenberg[145] pour décrire l’atome d’hélium. Voici un extrait de l’article de Heitler et London :

« L'effet d'échange entre atomes neutres a jusque-là soulevé des difficultés considérables pour son traitement théorique. Alors que depuis longtemps on pouvait se faire une image simple des forces d'attraction entre les ions, dans les atomes neutres la possibilité d'une liaison non polaire apparaissait au contraire comme très difficile à comprendre si l'on ne voulait pas invoquer des explications trop artificielles. Le développement de la mécanique des quanta a fourni des approches tout à fait nouvelles pour le traitement de ce problème. Tout d'abord, la distribution des charges dans les nouveaux modèles est tout à fait différente (à savoir les décroissances sont en er)  de ce qu'elle est dans le modèle de Bohr. Ceci fait intervenir un tout autre jeu de forces d'attraction entre atomes neutres. C'est un phénomène d'équilibre caractéristique de la mécanique quantique qui intervient. Ce phénomène est proche parent de l'équilibre de résonance établi par Heisenberg. Il est essentiel et décisif pour comprendre les comportements entre atomes neutres. Nous établirons ces rapports dans le cas de deux atomes H ainsi que deux atomes de He (…)

Nous nous fixons pour tâche la détermination de la variation d'énergie que subissent deux atomes neutres d'hydrogène dans l'état fondamental, lorsque nous les rapprochons l'un de l'autre à la distance R (mesurée comme écartement de noyaux). Suivant que cette énergie additionnelle augmente ou diminue lorsqu'on rapproche progressivement les atomes, nous obtenons une attraction ou une répulsion.... Nous nous intéresserons aux solutions c qui correspondent aux perturbations des deux atomes H neutres, en état fondamental, et en conséquence nous les remplacerons à titre d'approximation à partir des fonctions propres bien connues de l'état fondamental de l'hydrogène. Si l'électron 1 se trouve sur le noyau, a, il faut lui associer la fonction propre classique de l'hydrogène... Comme fonctions propres non perturbées, nous devons choisir celles qui signifient qu'un électron se trouve sur un noyau, l'autre électron sur le second noyau. (Nous excluons d'emblée ici la possibilité d'une ionisation; dans quelle mesure cela est justifié, nous ne le montrerons que plus tard). Si on se représente sous forme d'un système unique ces deux systèmes non encore couplés, on doit comme l'on fait, considérer le produit de ces fonctions propres comme la fonction propre commune. Mais cela est possible de deux façons différentes, suivant la distribution des 2 électrons sur les 2 noyaux. On a tout d'abord :

y1f2  ( 1 est sur a, 2 est sur b)

Mais on obtient également à aussi bon droit :

y2f1 ( 2 est sur a, 1 est sur b)

Les deux possibilités correspondent à la même énergie du système global (double de l'énergie d l'hydrogène). Il existe un cas de dégénérescence : tous les couples de combinaison linéaires orthogonales de y1f2  et y2f1 :

a = ay1f2 + by2f1

b = cy1f2 + dy2f1

Ce résultat qu'on ne peut décrire que de façon très artificielle avec les concepts classiques, est que deux atomes neutres peuvent interagir de deux façons différentes. Nous sommes encore très loin de comprendre réellement ce comportement spécifique. Mais il est souhaitable de se faire au moins une idée claire de la façon dont cette remarquable double indétermination vient à s'exprimer mathématiquement. La chose essentielle est manifestement que le problème présente initialement une dégénérescence à deux termes (1a et 1b), correspondant aux 2 possibilités d'associer les électrons aux atomes neutres. (…)

L'ensemble du phénomène est étroitement apparenté au phénomène de résonance en mécanique quantique, traité par Heisenberg. Mais tandis que, dans le cas de résonance, les électrons occupant des stades de mouvement différents d'une seule et même série de fonctions propres échangent leur énergie, ici, des électrons de même degré d'excitation (de même énergie), mais sur des systèmes différents de fonctions propres (y et f), échangent leurs positions. Dans le premier cas, c'est l'apparition réitérée de la même fréquence de discontinuité qui est caractéristique (phénomène de résonance); dans le deuxième cas au contraire, il n'est pas question de résonance. » [146]

Notons E0 l’énergie d’un atome d’hydrogène isolé. A chacune des deux fonctions a = y1f2 + y2f1 et b = y1f2 - y2f1 correspond une valeur de l’énergie  et , où C (l’intégrale de Coulomb) et A (l’intégrale d’échange) sont négatives, avec A supérieure à C.

Figure 14 – Niveaux d’énergie de la molécule H2 dans le modèle d’Heitler et London.

 

Sur le diagramme d'énergie [figure 14] on peut observer que l’énergie coulombienne, C, contribue peu à la stabilisation de la molécule. London appellera, « énergie d'échange », l’intégrale A. A cette époque, les physiciens et les chimistes voient dans cette énergie d'échange l'origine de la liaison covalente, le terme d'échange provient du fait que la résonance fait intervenir deux structures qui peut laisser croire en la réalité de l'échange électronique. Ce concept était difficile à appréhender et plus tard Heitler précisera :

« I think the only honest answer today is that the exchange is something typical for quantum mechanics, and should not be interpreted – or one should not try to interpret it – in terms of classical physics. » [147]

L'énergie de liaison apparaît comme une énergie de résonance due à l'échange entre les deux électrons. Le couplage des spins électroniques minimise l'énergie du système et rend possible la liaison entre deux atomes d'hydrogène, on retrouvait ainsi le modèle de Lewis.

« La théorie quantique de la liaison chimique covalente dans les molécules diatomiques est tout à fait équivalente au concept de la paire électronique de Lewis : deux électrons libres de valence appartenant à deux atomes différents, peuvent, en vertu de leur énergie d'échange, provoquer une attraction entre les atomes. » [148]

La description de Heitler et London sera reprise et affinée, en particulier par l'introduction d'autres états de résonance, les deux électrons près du noyau a ou près du noyau b.

Pour Heitler et London, l'échange n'est pas le seul facteur qui intervienne dans la formation de la liaison chimique. En effet, en 1926, Heisenberg[149] et Dirac[150] avaient montré que la fonction d'onde totale décrivant les électrons devait être antisymétrique. La fonction d'onde électronique totale est le produit d'une fonction des coordonnées spatiales (ys et ya) par la fonction de spin. Dans le traitement proposé par Heitler et London, c'est la fonction ys qui conduit à la liaison, il faut donc que la fonction d'onde de spin soit antisymétrique, c'est-à-dire que les deux électrons aient leur spin opposé. London précisera :

« S'il n'y avait pas de spin électronique, le principe de Pauli ne permettrait que la solution antisymétrique avec répulsion entre atomes : la liaison covalente ne se produirait pas. Le fait qu'existe une union chimique covalente paraît en relation avec le principe de Pauli, reposer exclusivement sur l'existence du spin électronique. » [151]

Ce traitement est le premier qui donne une base théorique à la liaison covalente mais la formation d'une liaison par paire d'électrons ne suffit pas à expliquer la structure spatiale des molécules. Les chimistes ont, malgré tout, reconnu dans ce modèle la formulation mathématique et dynamique du modèle statique conçu par Lewis, ce qui contribua à son succès.

En septembre 1927, Heitler rejoint Göttingen comme assistant de Born et London, Berlin avec Schrödinger qui succédait à Planck.

3.3 – Slater et Pauling.

 

· Linus Pauling (1901-1994) est très tôt intéressé par la chimie, à 18 ans il lit les articles de Lewis et Langmuir.

En 1922, il choisit de s'inscrire au California Institute of Technology (Caltech) car il pouvait y obtenir un doctorat en trois ans au lieu de six à Harvard et qu’Arthur Noyes qui dirigeait la « Division of Chemistry and Chemical Engineering », lui proposait un petit salaire comme enseignant à temps partiel. Il obtient son doctorat sur la détermination de la structure des cristaux par les rayons X.

En 1925, Pauling connaissait bien la théorie des quanta et l'atome de Bohr-Sommerfeld. Il avait suivi les quelques conférences que  Sommerfeld avait faites sur l'ancienne mécanique quantique au Caltech.

En avril 1926, Pauling se rend en Europe (Noyes lui avait obtenu une bourse) pour apprendre la nouvelle physique théorique à l'Institut de Sommerfeld à Munich où il passe treize mois. Comme il le souligne, il était le seul chimiste et, contrairement aux physiciens tel que Pauli et Heisenberg, moins concerné par les problèmes d'interprétation de la théorie quantique (dont débattaient les physiciens). Il était convaincu que la nouvelle physique donnerait les bases théoriques à la compréhension de la structure et au comportement des molécules. Il était très intéressé par l’interprétation statistique de la fonction d'onde, proposée par Born.

« I am now working on the new quantum mechanics, for I think that atomic and molecular chemistry will require it. I am hoping to learn something regarding the distribution of electron-orbits in atoms and molecules » [152]

Pauling passe un mois du printemps 1927 à Copenhague chez Bohr et les deux mois d'été à Zurich, où il rencontre Heitler et London.

Fin 1927, il retourne aux Etats Unis, il est nommé professeur Assistant de Chimie Théorique au Caltech, puis en 1931, professeur de Chimie Théorique.

Pauling avait donc étudié les travaux Lewis et il était aussi très attentif aux recherches de Heitler et London. Dans un article important[153], il précise que la valence chimique est soumise au principe de Pauli[154] et à la résonance quantique[155] d’Heisenberg[156]. Pour autant, le concept de résonance utilisé par Pauling a un sens très différent de celui d’Heisenberg. D’ailleurs Heitler et London, bien qu’ils se soient inspirés du phénomène de résonance d’Heisenberg, avaient déjà souligné que l’interaction des deux atomes neutres n’était pas un phénomène de résonance[157]. Pauling trouvait le modèle d’Heitler et London tout à fait intéressant et mettait l’accent sur son l’équivalence avec celui de Lewis. Néanmoins, il lui semblait que la seule mécanique quantique ne résoudrait pas le problème de la valence et en particulier, celui de la valence dirigée. Il lui faudra trois ans pour résoudre le problème et introduire le concept d’hybridation que nous décrirons plus tard.

Voyons comment Pauling interprétait le phénomène de résonance. Lorsqu’on ne peut pas attribuer de structure univoque à une molécule, on envisage sa structure réelle comme intermédiaire entre plusieurs formes limites, on dit alors que la molécule est dans un état de résonance. Ce concept de résonance est au centre de la théorie de la liaison de valence bien que Pauling le considérât comme indépendant :

« I think that the theory of resonance is independent of the valence-bond method of approximate solution of the Schrödinger wave equation for molecules. I think that it was an accident in the development of the sciences of physics and chemistry that resonance theory was not completely formulated before quantum mechanics was discovered; and the aspects of resonance theory that were introduced after quantum mechanics, and as a result if quantum mechanical argument, might well have been induced from chemical facts a number of years earlier. » [158]

De 1931 à 1933, Pauling publiera une série d’articles[159] sur la nature de la liaison chimique basée sur le concept de résonance.

En 1931, il publie « Quantum Mechanics and the Chemical Bond »[160] qui parait en même temps que l’article de Slater « Directed Valence in polyatomic molecules »[161].

En 1935, il écrit un ouvrage d’importance avec Wilson, Introduction to Quantum Mechanics with application to Chemistry[162] puis en 1939, c’est la parution du fameux livre The nature of the Chemical Bond.

Avant de développer la méthode de Pauling nous allons préciser la position de Slater.

· John Clark Slater (1900-1976) obtient son doctorat en 1923 à Harvard sous la direction de Percy William Bridgman (1882 – 1961). En 1923 et 1924, il est en Europe. Fin 1923, il est au laboratoire Cavendish de Cambridge avec Fowler, un spectroscopiste, puis en décembre à Copenhague avec Bohr et Kramers. En juin 1924, il retourne à Harvard chez le Professeur Saunders et travaille alors sur la théorie des spectres des complexes.

De 1924 à 1926, Mulliken et Slater logeaient dans  des chambres voisines près d’Harvard Square, c’est dans cette période que Mulliken attira l’attention de Slater sur les problèmes posés par l’étude des spectres moléculaires et en particulier sur le phénomène encore non expliqué de l’alternance d’intensité des bandes observées dans les spectres de rotation des molécules homonucléaires[163]. Slater est très impressionné par l’article de Schrödinger :

« After 1926, we were convinced we knew the fundamental laws, and the problem was to work out ways of applying them to physics, chemistry, electronics, metallurgy, and related fields » [164]

En 1929, il retourne en Europe et travaille avec Heisenberg et Hund à Leipzig. A l'aide de la nouvelle théorie quantique, il développe la méthode du déterminant applicable aussi bien aux atomes, qu’aux molécules et aux solides. De 1931 à 1966, Slater sera professeur de physique au MIT où il travaillera sur les molécules et le solide.

C’est donc lors d’un séjour en Europe, en 1929, que Slater[165] montre que l’on peut exprimer la fonction d’onde électronique complète d’une molécule  sous la forme d’un déterminant :

«  Nous pouvons noter la fonction pour le énième électron par , où ni représente les quatre nombres ni  li  mli  msi, et où xi symbolise les quatre coordonnées (trois de position, une de spin) du énième électron. Il est bien connu que le produit de ces fonctions, pour tous les électrons (1…N) de l’atome, donne une fonction qui satisfait approximativement l’équation de Schrödinger. C’est à dire que , ,…,  , est une solution approchée. Mais elle n’est pas antisymétrique en ce qui concerne les électrons, de sorte qu’elle ne satisfait pas le principe d’exclusion. Pour former une solution antisymétrique, nous notons que nous avons encore une solution approchée, associée à la même valeur de l’énergie, si nous échangeons n’importe lequel des deux x, obtenant par exemple ,. Nous avons encore une approximation avec la même énergie si nous faisons une combinaison linéaire de chacune de telles solutions. Nous pouvons alors faire la seule combinaison antisymétrique possible, qui satisfera le principe d’exclusion, et qui sera une solution approchée de l’équation de Schrödinger. Cette combinaison s’écrit de façon pratique sous la forme d’un déterminant :

» [166]

Dans le cas général, y est donc une combinaison linéaire antisymétrique de produits de fonctions d’onde monoélectroniques atomiques ou moléculaires. Chaque produit étant composé d’un facteur orbital j et d’un facteur de spin s.

En guise de fonction d’espace,  Slater n’utilisait que des fonctions d’ondes atomiques, Mulliken appellera cette méthode « la méthode des orbitales atomiques ».

Pour Pauling, tous les traitements théoriques de la liaison chimique entre 1931 et 1935 sont basés sur les travaux de Slater et en particulier sur l’article « Molecular energy levels and valence bond. »[167] Et Il va simplifier le traitement de Slater et généraliser la méthode aux grandes molécules, sous le nom de théorie de la liaison de valence. Pauling reprend tout d’abord le concept de résonance utilisé par Heitler et London :

« L'énergie de la liaison par paires d'électrons est essentiellement l'énergie de résonance correspondant à l'échange de deux électrons entre les deux orbites électroniques. » [168]

Il applique la méthode de la résonance à l'ion H2. Il pose l'existence de deux structures contribuant à la molécule :

Structure I :  HA HB

Structure II : HA HB

Ces deux structures parfaitement équivalentes ont la même énergie et contribuent donc dans une proportion égale à l'état fondamental de l'ion. Ainsi en prenant comme fonction d'onde la somme des fonctions d'onde correspondant aux structures I et II, on montre que la courbe représentant les variations de l'énergie avec la distance entre les deux noyaux d'hydrogène passe par un minimum pour rAB = 1,06 A. D’après Pauling,

« cela montre que la résonance de l'électron entre les deux noyaux a pour conséquence la formation d'une liaison stable à un électron… La manière dont cette stabilité supplémentaire ait comme conséquence la formation d'une liaison résulte de la combinaison des deux structures I et II, ne peut s'expliquer simplement : c'est un résultat dû au phénomène de résonance dans la mécanique quantique. » [169]

Puis Pauling généralise ce phénomène à toute molécule [voir Annexe A.1.2]. Ainsi, pour déterminer la fonction d’onde correspondant à l’état normal d’une molécule, c’est à dire l’état de plus base énergie il considère au moins deux structures I et II « qui puisse vraisemblablement ou virtuellement représenter l’état normal du système considéré ». La théorie[170] indique alors que la fonction d’onde la plus générale  est solution de l’équation de Schrödinger. Comme  dans le cas de la molécule de dihydrogène, on dira qu’un tel système est en résonance entre la structure I et la structure II. Pauling précise :

« La structure d'un tel système n'a pas cependant le caractère d'une structure intermédiaire entre la structure I et la structure II. Par suite de la résonance, il se trouve, en effet, stabilisé par une certaine quantité d'énergie : énergie de résonance. » [171]

Un problème se posait quant aux choix quelque peu arbitraires des structures initiales,  mais comme le dit Pauling :

« Les avantages et l'efficacité de la notion de résonance pour étudier les problèmes de la chimie sont si grands qu'ils rendent peu important le désavantage d'y laisser un petit élément d'arbitraire. » [172]

En effet, pour décrire les molécules on procède en deux étapes : la première consiste à relier la structure de la molécule aux particules la constituant, la deuxième à étudier comment ces particules interagissent au sein de la molécule. L'usage du concept de la résonance permet d'effectuer une recherche des différents constituants de la molécule ainsi que leurs interactions.

Que peut-on dire de l’existence des structures représentant la constitution d’un système en résonance ? Examinons le cas du benzène [figure 15].

Figure 15 – Formes résonnantes du benzène.

 

« On demande souvent si oui ou non les structures figurant la constitution d'un système en résonance, par exemple les structures de Kekulé pour la molécule de benzène, doivent être considérées comme une réalité. Dans un certain sens, la réponse à cette question doit être affirmative. Mais la réponse serait formellement négative si l'on attribuait à ces structures le sens ordinaire qu'on leur attribue en chimie. Une substance présentant de la résonance entre deux ou plusieurs structures des liaisons de valence ne peuvent contenir des molécules avec les configurations et les propriétés généralement attribuées à ces structures. Les formules de constitution de la résonance hybride n'ont pas de réalité dans ce sens.

On peut prendre la question sous un autre biais. La figure stable d'équilibre du noyau d'une molécule de benzène n'est pas celle qui correspond à l'une au l'autre des deux structures de Kekulé, c'est une figure hexagonale intermédiaire. Les structures des liaisons dans les formules I et II doivent donc, dans cette manière de voir, être regardées comme différant jusqu'à un certain point de celles de molécules sans résonance. Elles indiquent que le mouvement électronique correspond à des liaisons alternativement simples et doubles, mais à des distances d'équilibres internucléaires constantes (1,39 A) et non à des distances alternant de 1,54 A à 1,34 A. La fonction d'onde électronique pour la molécule normale de benzène peut se composer de termes qui correspondent aux structures de Kékulé I et II, avec en plus quelques termes additionnels ; et par conséquent, suivant les principes fondamentaux de la mécanique quantique, s'il était possible de faire une expérience qui permettrait d'identifier la structure électronique soit  à la structure I, soit à la structure II, on trouverait chacune de ces structures dans une proportion qui serait déterminée par la fonction d'onde.. La difficulté, pour le benzène et pour les autres molécules présentant une certaine résonance électronique, est d'imaginer une expérience qui puisse être faite dans un temps assez court et qui permette de choisir entre les structures en discussion. » [173]

Que dit Pauling à propos de la réalité des structures ? D'une part, il nous dit que les formes n'ont pas d'existence propre, puisque le benzène est un hexagone régulier. D'autre part, il imagine une expérience de pensée qui permettrait, à condition d'être suffisamment rapide, d'identifier les structures I et II. Ceci laisse supposer que Pauling donne à ces structures une existence propre de durée de vie très faible. Le benzène est-il I et II ou, ni I, ni II ? Ces structures, que l’on qualifie de mésomères, ne sont pas issues d'une quelconque expérience, elles sont posées, dès que le type de liaison est connu et constituent une approximation permettant de résoudre l'équation de Schrödinger. Dans le formalisme quantique, la représentation n’est pas nécessaire. Poser la question de l’existence des formes mésomères ne présente pas d’intérêt du point de vue quantique puisque la représentation n’est pas nécessaire, néanmoins, la représentation reste indispensable aux chimistes.

Comment interpréter la configuration tétraédrique du carbone ?

Déjà en 1928, Pauling disait :

« Le phénomène de résonance en mécanique quantique donnera une explication de l’arrangement tétragonal du carbone. » [174]

Comme nous l’avons déjà dit, il lui faudra trois ans pour arriver à ses fins.

En 1931, Slater[175] et Pauling[176] introduisent, indépendamment, le concept de valence dirigée.

Pour Pauling, l'énergie d'une liaison covalente est essentiellement due à l'énergie de résonance des deux électrons communs aux deux atomes, mais en plus,

« La forme de l'intégrale de résonance montre que l'énergie de résonance augmente en même temps qu'augmente le "recouvrement" (overlapping) des deux orbites atomiques intéressées à la formation de la liaison : le terme de recouvrement signifie l'étendue des régions de l'espace que les deux fonctions d'onde orbitaires couvrent l'une et l'autre et où elles prennent encore de fortes valeurs.. (Comme le carré d'une fonction d'onde orbitaire n'est autre que la probabilité de distribution de l'électron, le "recouvrement" n'est au fond qu'une mesure du degré d'interpénétration des distributions des électrons de liaison des deux atomes.) » [177]

Chaque atome possède des orbites atomiques stables qui vont servir à former des liaisons stables. Ces orbites diffèrent davantage par leur partie angulaire que par leur partie radiale. Pauling en donne une représentation[178] très utilisée encore actuellement par les chimistes [figure 16].

Figure 16 – Orbitale s et Orbitale p.

 

L’atome de carbone possède différentes orbites atomiques 1s, 2s et trois 2p. Pauling en déduit :

« que l'atome de carbone tétravalent devrait former trois liaisons à angles droits et une quatrième liaison plus faible (en utilisant l'orbite s) dans une direction arbitraire quelconque,…On n'a pas encore pu établir par la mécanique quantique une théorie rigoureuse des valences dirigées; la raison en est que l'équation d'onde de Schrödinger ne peut-être résolue rigoureusement pour une molécule compliquée. Toutefois, on a pu obtenir différentes solutions approchées, qui ont donné des raisons de poids pour admettre les résultats donnés plus loin… D'une manière générale, une fonction d'onde d'un système peut se construire en ajoutant ensemble plusieurs fonctions d'ondes, la fonction d'onde correspondant à l'état normal étant celle qui rend minimum l'énergie du système. L'énergie d'un système formé par un atome de carbone et par quatre atomes liés à lui est rendue minimum en rendant les énergies de liaison aussi fortes que possible. Or on trouve qu'une liaison orbitaire formée par une combinaison linéaire des orbites s et p, prise avec un rapport convenable des coefficients numériques correspond à une force de liaison plus grande que celle des orbites s et p seules… » [179].

Ainsi, les quatre combinaisons linéaires suivantes constituent quatre fonctions d’onde appelées plus tard orbitales hybrides [voir figure17].

Ces quatre nouvelles orbites atomiques du carbone sont orientées selon les axes d’un tétraèdre, elles conviennent parfaitement à la description de la structure tétraédrique des hydrocarbures saturés.

Et Pauling poursuit :

«  il est évident que cette orbite peut recouvrir largement l'orbite d'un autre atome et former une liaison très solide. On doit s'attendre à ce que cette hybridation se produise, afin de rendre maximum l'énergie la liaison. » [180]

 

Figure 17 – Orbitale sp3.

 

Pour Pauling, ces orbites hybrides permettent une représentation de différents types de liaisons dans les molécules organiques et il précise que si la théorie quantique avait été proposée par des chimistes plutôt que par des spectroscopistes, ce sont les orbitales tétraédriques qui auraient été choisies. L'hybridation n'est pas un phénomène physique mais un modèle mathématique tout à fait commode dans certains types de description.

3.4 – Conclusion.

 

La résonance est le premier modèle répandu parmi les chimistes. Cette notion sera associée au concept, toujours très utilisé par les chimistes qu'est la mésomérie, avec le concept d'électronégativité, introduit indépendamment par Pauling et par Mulliken, il permet d’intéressantes prévisions qualitatives concernant la réactivité des molécules.


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

Chapitre 4

De la spectrocopie aux orbitales moléculaires.

« When thinking over how our present understanding of the structure of atoms and molecules came about, I have become increasingly impressed by the role of spectroscopy. » [181]

 

 4.1 – Introduction.

 

Nous avons vu comment (Chapitre 2), par analogie avec les spectres atomiques, Mulliken et d’autres chercheurs avaient classé les spectres moléculaires à l’aide de la théorie des quanta entre 1923 et 1926. S’appuyant sur ces travaux et sur la toute nouvelle théorie quantique, Hund va élaborer une nouvelle approche des molécules.

Dans le Chapitre 4, nous allons étudier la période qui s’étend de 1926 à 1930. Au cours de cette période, les chercheurs vont s’appliquer à interpréter les spectres des molécules diatomiques dans le cadre de la théorie quantique et en déduire leur structure électronique. C’est Hund qui appliquera, le premier, la théorie quantique à l’étude des spectres de bandes. Mulliken, toujours au fait des nouvelles découvertes susceptibles de faire avancer ses travaux, va reprendre les résultats théoriques de Hund, les vérifier et les étendre à diverses molécules. C’est ainsi qu’émergera, en 1928, le concept d’orbitale moléculaire qui prendra sa forme achevée vers 1932 [figure 18].

Figure 18 – De la spectroscopie aux orbitales moléculaires.

 

4.2 – Quel est l’apport de la théorie quantique ?

 

4.2.1 – Qui est Hund ?

 

Friedrich Hund est né le 4 février 1896 à Karlsruhe. Après avoir enseigné les mathématiques, la physique et la géographie au lycée, il obtient un doctorat en 1922 à Göttingen, sous la direction de Born. Il travaille ensuite à l’Institut de Max Born pour compléter son habilitation. En 1927, il est nommé professeur associé à Rostock, puis en 1929, professeur à Leipzig où il travaillera avec Heisenberg et Debye.

De 1925 à 1933, Hund publiera un certain nombre d’articles importants pour la chimie[182]. Quelques notions essentielles émergent de ces travaux, il s’agit : des règles, dites de Hund ; des différents types de couplage ; de la détermination de la configuration électronique des molécules ; d’une première approche du problème de la localisation.

4.2.2 – Les règles de Hund.

 

Les outils utilisés par Hund sont encore ceux de la théorie des quanta. La théorie des quanta permettait de déterminer les termes d’une configuration électronique atomique mais l’analyse empirique des spectres restait nécessaire pour déterminer l’ordre des niveaux d’énergie. D’où les deux règles de Hund :

® Etant donnée une configuration électronique, le terme de plus basse énergie est celui qui possède la multiplicité de spin maximum (la plus grande valeur de S) (voir Annexe 3].

® Parmi les termes possédant la même multiplicité de spin, le terme de plus basse énergie est celui qui a le moment cinétique le plus grand (plus grand nombre quantique azimutal L.) (voir Annexe 3)

Mulliken est très intéressé :

« These two rules helped very much in the understanding of atomic spectra […] Naturally I was much interested since the same two rules must also apply to the electronic states of molecules. » [183]

Seule la première règle est intéressante dans l’étude des molécules[184].

4.2.3 – Les différents types de couplages[185].

 

Notre étude a permis de montrer qu’un certain nombre de travaux avait déjà été effectué dans le domaine de la comparaison des spectres moléculaires et les spectres atomiques et l’attribution de termes spectraux à quelques molécules[186].

En 1926, Hund[187] développe un modèle qui s’appuie sur la nouvelle théorie quantique telle qu’élaborée par Heisenberg, Born et Jordan[188] et sur le principe de correspondance. Il travaillait alors à Göttingen et avait bien souvent connaissance des travaux de Heisenberg avant leur publication :

« It was useful to me that I was acquainted with the work of Heisenberg before it appeared. » [189]

Hund regardait toujours un problème dans le cadre de la physique classique, puis il appliquait le principe de correspondance.

« In what follows we distinguish between a model and an atom or molecule. To the model we apply classical pictures and quantum conditions. The properties of a model and an atom or a molecule transform into each other for large values of quantum numbers. » [190]

Hund admet que l’on sait interpréter les spectres de bandes tant qu’il s’agit de rotation et de vibration.

« But as soon as the electronic motion comes into play we are far away from understanding. » [191]

Il va donc discuter, d’un point de vue théorique, de la nature des états électroniques des molécules en fonction de l’intensité des interactions électriques et magnétiques présentes dans un système composé d’électrons et de deux noyaux.

Le moment cinétique total d’une molécule est égal à la somme des moments cinétiques orbital, de rotation et de spin. Hund est le premier à étudier l’influence du couplage de ces moments sur les spectres des molécules linéaires. Selon la nature du couplage, on peut déduire la levée de dégénérescence des niveaux d’énergie de rotation et par conséquent la structure fine des spectres ainsi que les règles de sélection qui régissent les transitions.

Il distingue deux principaux types de couplages nommés a et b.

Dans le cas a, il y a couplage entre le moment cinétique orbital et le moment cinétique de spin (le couplage du moment cinétique orbital avec le moment cinétique de rotation est négligeable). Hund montre qu’alors, le moment cinétique orbital effectue un mouvement de précession autour de l’axe joignant les deux noyaux. Cette précession avait été mise en évidence par Heisenberg[192] dans le cas du rotateur sphérique.

Dans le cas b, il y a couplage du moment cinétique orbital avec le moment cinétique de rotation.

Les différents types de couplages intéresseront davantage les spectroscopistes que les chimistes. Herzberg les utilisera pour classer les spectres des molécules diatomiques.

4.2.4 – Le concept d’orbitale moléculaire.

 

« My early papers on diatomic spectra led up to ideas on the electronic states of molecules (an embryonic phase of molecular orbital theory) and their relations to the structures of diatomic spectra. All this I presented in terms of old quantum theory. Meantime Hund had used the then new quantum mechanics to clarify our therefore semi-empirical understanding of diatomic spectra an electronic structure. » [193]

Les travaux concernant les spectres moléculaires permettaient d’appréhender les molécules comme les atomes. On pouvait donc envisager la détermination de leur structure électronique, c’est à dire, définir des niveaux d’énergie électronique dans la molécule et attribuer des nombres quantiques caractéristiques d’une occupation donnée des électrons. Dans un premier temps, seules les énergies étaient connues, pour dépasser l’aspect qualitatif des études menées alors, il restait à trouver des solutions approchées de l’équation de Schrödinger[194] et à déterminer les nombres quantiques caractérisant les niveaux d’énergie de la molécule. En 1927, Hund est assistant de Born à Göttingen. L’hiver 1926-1927, il est à Copenhague à l’Institut de Bohr. Il utilise alors la mécanique quantique à l’étude des spectres moléculaires, voici le résumé de l’article :

« We investigate a system with one degree of freedom as an analogous for a molecule with several atoms, using quantum mechanics. Its potential energy has several minima. We can relate the stationary states of such a system to those of partial systems that result when the separation between the minima becomes infinite or when the potential energy separating them becomes infinite. In agreement with this (and in opposition to the classical theory) we obtain an adiabatic relation between the states of two separated atoms or ions, the states of a two-atomic molecule and the states of the atom that would result when the nuclei are united. This relation allows for a qualitatively valid term system of the molecule and for an explanation of the terms ‘polar molecule’ an ‘ion lattice’. » [195]

D’après Mulliken :

« He brought forward a quantum mechanical model for molecular electronic states, and what later were called molecular orbitals. » [196]

Ce modèle incorporait les idées de Mecke, Birge, Sponer et Mulliken[197] et permettait d’établir un lien entre la théorie et l’expérience.

Hund décrit sa méthode en prenant l’exemple de l’ion H2.

L’électron de l’ion H2 situé aux distances r1 et r2 des noyaux, considérés comme fixes, est soumis au potentiel :

U = U1(r1) +  U2(r2).

U1(r1) et U2(r2) sont des potentiels centraux comme dans l’atome. Hund propose d’étudier le mouvement de l’électron dans deux cas limites. Dans le premier cas, les noyaux sont très éloignés l’un de l’autre, le mouvement de l’électron est celui décrit par le modèle de l’atome soumis à un champ électrique externe (l’autre noyau). L’autre cas est obtenu quand le noyau d’un des deux atomes est remplacé par les deux noyaux contigus, le mouvement de l’électron est alors le même que dans l’atome correspondant, l’atome unifié. Bien entendu, le cas représentant le mieux la réalité est un cas intermédiaire. Il s’agit du problème à deux centres dans lequel l’énergie potentielle est une fonction en 1/r. On obtient alors deux solutions I et II, respectivement symétrique et antisymétrique par rapport au centre du segment joignant les deux noyaux.

Ce qui intéresse Hund, c’est la transformation adiabatique[198] des orbites du modèle aux noyaux joints en orbites du modèle aux noyaux infiniment éloignés or :

« The complete transition from the case of nuclei separated by a large distance to the case of a small separation cannot be done adiabatically in the classical model. If we start in the case of nuclei separated by a large distance with some given quantum numbers, then we first arrive at orbit type II, but for a certain internuclear distance this type is no longer possible. The classical motion becomes a limiting motion. The same occurs when we approach from the other side, with nuclei placed close together; for a certain distance between the nuclei, orbit type I becomes impossible and the motion becomes a limit. An adiabatic transition going over the limiting case is not possible because of the vanishing frequency. » [199]

Cette difficulté disparaît lorsque le problème est traité dans le cadre de la théorie quantique, pour le montrer Hund utilise le modèle simplifié de la particule dans un puits de potentiel unidimensionnel à laquelle il applique l’équation de Schrödinger :

« We will use Schrödinger’s method of wave mechanics, since this allows a visual description of the stationary states through the eigenfunctions. » [200]

Une des différences fondamentales entre la physique classique et la physique quantique est la façon dont les fonctions propres s’étendent au-delà du puits de potentiel comme le montre la figure 19. En physique classique, la barrière de potentiel est impénétrable. Pour des particules soumises au potentiel V(x) et d’énergie maximum E, il n’y a que deux mouvements possibles, chacun dans un puits de potentiel. En théorie quantique, la barrière de potentiel ne constitue plus un obstacle  et une particule peut passer d’un puits à l’autre par effet tunnel. Dans cet article, Hund ne fera pas mention de l’effet tunnel, mais quelques années plus tard, dans son ouvrage, The History of Quantum Theory[201], il rappellera qu’il fut le premier à reconnaître « l’importante de celui-ci dans la théorie des molécules » [202].

Figure 19 – Barrière de potentiel et fonction d’onde[203].

 

Voyons maintenant le cas plus général proposé par Hund.

Lorsque la particule est soumise à un potentiel V(x) son mouvement est régi par l’équation différentielle [204].

Les fonctions propres, solutions de cette équation, ont pour valeurs propres les valeurs des énergies des états stationnaires W. Les fonctions propres satisfont le théorème suivant :

« If the eigenfunctions are ordered according to their eigenvalue, the nth eigenfunctions divides the interval in exactly n parts through its zeros (nodes). » [205]

On peut alors attribuer un nombre quantique (0 – 1 – 2) aux états stationnaires qui indique le nombre de nœuds de la fonction propre correspondante.

La figure 20 représente les valeurs propres W et les fonctions propres Y décrivant une particule soumise à une fonction potentielle . Dans une description classique du mouvement, lorsqu’une particule possède l’énergie W0, nous pouvons dire qu’elle vibre autour d’une position d’équilibre située à gauche. Pour une valeur W2, la particule vibre soit à gauche, soit à droite. Pour une valeur W4, la particule peut aller d’un puits à l’autre. En théorie quantique, la situation est différente, lorsque la particule possède l’énergie W0, son mouvement ne se limite pas au puits de potentiel gauche, elle peut aussi franchir la barrière de potentiel.

Dans le cas qui nous intéresse, il est important d’étudier ce qui se passe lorsque la barrière de potentiel tend vers l’infini. Ceci est représenté qualitativement [figure 21].

Le système initial est alors séparé en deux sous-systèmes. Les états stationnaires du système initial peuvent être transformés de manière adiabatique en états stationnaires des deux sous-systèmes dans lesquels le système initial a été séparé. Quand la barrière de potentiel augmente [figure 22], il en résulte une différentiation des valeurs propres des deux sous-systèmes, dans le cas d’une séparation complète, on obtient les valeurs propres de l’un ou l’autre des sous-systèmes.

Figure 20 – Puits de potentiel [1], valeurs propres et fonctions propres[206].

Figure 21 – Puits de potentiel [2], valeurs propres et fonctions propres[207].

Figure 22 – Puits de potentiel [3], valeurs propres et fonctions propres[208].

Ainsi, nous voyons qu’en séparant un système en deux sous-systèmes, nous obtenons les valeurs propres et les fonctions propres et par conséquent les états stationnaires exacts, des deux sous-systèmes. D’où le diagramme de  corrélation de la figure 23.

Figure 23 – Diagramme de corrélation simplifié[209].

 

« …we draw in the eigenvalues (energies) of the total system and the partial systems and connect the lowest value of the total system to the lowest value of the partial systems, the next lowest of the total system to the next lowest of the partial system, and so on. » [210]

Bien entendu, il s’agit d’appliquer ceci aux molécules.

« The exact position of the terms can of course only be decided by a numerical or graphical solution of Schrödinger differential equation. A point of departure of the approximated position is given by the transition between two nuclei separated by a large distance to two nuclei lying close together. » [211]

Observons la figure 24 qui représente un cas général du problème à deux centres avec deux noyaux de charges différentes ZA et ZB.

Quand la distance entre les deux noyaux est très grande, les termes du système correspondent à ceux des systèmes dans lesquels les électrons sont en mouvement autour de l’un ou l’autre des noyaux (partie gauche du diagramme). Lorsque les noyaux s’approchent, chacun est soumis au champ électrique de l’autre,  on observe alors une levée de dégénérescence des niveaux d’énergie de chaque atome et les termes se séparent.

Si maintenant, nous abordons le problème du point de vue des deux noyaux joints, nous avons les termes d’un atome de numéro atomique ZA + ZB (partie droite du diagramme). Si nous séparons ce noyau en deux, le passage d’une symétrie sphérique à une symétrie axiale provoque une levée de dégénérescence des niveaux d’énergie et les termes se séparent. Il suffit ensuite de relier les niveaux d’énergie en respectant la règle de non-croisement[212]. Au lieu d’obtenir des termes correspondant au problème à deux centres, nous obtenons une fonction de la distance internucléaire R.

Figure 24 – Diagramme de corrélation d’une molécule hétéroatomique[213].

 

4.2.5 – Conclusion.

 

Le travail de Hund a largement contribué à clarifier les idées que Mulliken avait développées dans la « phase embryonnaire de la théorie des orbitales moléculaires »[214]. La molécule n’était plus considérée comme un ensemble d’atomes. Elle devenait une sorte d’extrapolation de la structure atomique. Pour étudier la structure électronique des molécules,  c’est à dire déterminer les nombres quantiques caractérisant les électrons dans des orbites moléculaires, il suffisait de lui appliquer la démarche utilisée pour l’atome.

En 1926, avec l’équation de Schrödinger, il devenait :

« Trivial to interpolate the electronic quantum states of a diatomic molecule between the limiting case of two separated atoms and the other limiting case, where the positive electric charges of the two nuclei where united to one. » [215]

 

4.3 – Mulliken et la théorie quantique.

 

« By accurate measurement and quantum[216] analysis of the spectrum of a particular kind of molecule, we can obtain knowledge of many important numerical properties of that molecule. By generalization of such results and with the help of the new quantum mechanics, rapid progress is now being made toward the solution of the problems of valence and molecular structure. » [217]

4.3.1 – Introduction.

 

La structure des spectres de bandes présentait certaines caractéristiques qui laissaient entrevoir l’existence de différents types d’états électroniques, les différences observées semblaient être en rapport avec les propriétés des différents moments cinétiques.

« The major structure features of diatomic spectra are dominated by the existence of molecular vibration and rotation, but the detailed structures depend on the interaction of molecular rotation with electronic orbital and spin angular momenta, and the two latter with each other. » [218]

Mulliken remarquait que, depuis 1925, on observait un renouveau et un développement rapide de la spectroscopie, et ce, pour différentes raisons.

Tout d’abord, il y avait l’application de la théorie quantique aux spectres moléculaires. La détermination des états électroniques des molécules passait par le modèle de l’atome unifié de Hund, il s’agissait d’établir des corrélations entre atomes séparés et atome unifié, en interpolant les propriétés énergétiques de l’atome unifié et des atomes séparés. On pouvait partir, soit de l’atome unifié, soit des atomes séparés. Lorsqu’on partait de l’atome unifié, il suffisait de déformer le noyau selon une symétrie axiale similaire à celle d’une molécule diatomique. La corrélation intervenait entre les états de l’atome avant et après l’introduction de la symétrie axiale. Ceci permettait de déterminer les caractéristiques des états moléculaires correspondant alors aux états atomiques perturbés.

Par ailleurs, à Berlin, Wigner et Witmer[219] publiaient un article dans lequel ils proposaient des règles issues de la théorie des groupes qui permettaient de préciser quels types d’états des molécules diatomiques on pouvait déduire à partir des états atomiques de types donnés. Cette approche était l’inverse de celle de Hund ; en effet, dans ce cas, on partait des atomes isolés et, se fondant sur la mécanique quantique et sur les propriétés de symétrie des fonctions d’onde, on observait les conséquences du mélange des états de deux atomes séparés sur la symétrie de ces états. Cette façon de procéder permettait de faire un inventaire des états moléculaires possibles sans toutefois préciser lesquels étaient les plus stables.

Le modèle moléculaire qui, d’après Mulliken, manquait aux spectroscopistes et aux chimistes pour comprendre la liaison chimique, ne pouvait vraiment s’épanouir qu’en ordonnant toutes les connaissances expérimentales acquises en spectroscopie et en chimie, à l’aide de la théorie quantique.

Comment Mulliken aborde-t-il les nouvelles idées ?

4.3.2 – La réception des nouvelles idées.

 

« Probably I ought to have devoted more attention to an intensive study of quantum mechanics, but I was satisfied with a general knowledge of its method and principles sufficient to help me understand particular molecules or types of molecules and their properties; especially their spectra. In short, I was more interested in getting better acquainted with molecules than with abstract theory about them. » [220]

Mulliken avait eu connaissance des travaux d’Heisenberg en 1926 lors d’une conférence de Born au MIT (fin 1925, printemps 1926),

« I got a very strong impression that certainly ‘here is the thing’. » [221]

mais il n’était pas très à l’aise car moins bien préparé que les Européens à la physique et aux mathématiques. Quant à l’équation de Schrödinger 

« I guess the Schrödinger equation was somewhat of a relief that it wasn’t quite so bad » [222]

Mulliken est tout de suite intéressé par les travaux de Hund. Il va continuer de traiter la molécule comme une sorte de « super atome » et dira d’ailleurs à propos de leur méthode :

« I regard each molecules as a self-sufficient unit and not as a mere composite of atoms. » [223]

Hund et Mulliken vont se rencontrer à plusieurs reprises en 1925, 1927 et 1930, puis en 1932-33 et en 1953. Leur coopération fut essentielle dans l’émergence de la théorie des orbitales moléculaires. Malgré une étroite collaboration, ils ne publieront rien ensemble, leur approche des problèmes était complémentaire. Hund partait des concepts fondamentaux de la physique. Mulliken s’intéressait aux applications des concepts aux problèmes des spectres moléculaires et à la théorie de la liaison chimique. Il envisageait les choses d’un point de vue empirique tandis que Hund les traduisait et les interprétait de façon plus théorique.

Voyons comment il va reprendre à son compte les travaux de Hund tout en s’inscrivant dans la continuation des travaux de Lewis et Langmuir.

Quand Mulliken arrive à Chicago en 1928, il aurait souhaité avoir un bon spectrographe[224], mais il ne l’obtint qu’en 1937. L’absence d’un spectrographe haute résolution entama son enthousiasme à travailler à l’analyse des spectres et il se tourna vers des développements théoriques. Mulliken est d’abord très intéressé par l’article de Hund[225] qui traitait des différents types de couplages (a, b) permettant de classer les niveaux d’énergie de rotation des molécules diatomiques :

« …and thereby brought clarity to the problems of band spectrum with which I had been struggling using the old quantum theory. » [226]

C’est dans l’article [30][227] que Mulliken reprend le travail de Hund. Il commence par expliquer en quoi consiste la théorie de Hund et montre qu’elle est en accord avec toutes les données expérimentales qu’il avait lui-même ordonnées dans les articles de la série « Electronic state and band-spectra structure un diatomic molecules » [228]. Dans son article, Hund avait déjà donné quelques preuves expérimentales de sa théorie, l’article de Mulliken permettait de compléter ces données.

Mulliken passe l’été 1927 à Göttingen où il discute beaucoup avec Hund à propos des spectres des molécules diatomiques. En visite à Zürich, Mulliken rencontre Schrödinger qui lui présente Heitler et London dont l’article, concernant la liaison chimique[229], venait de paraître. Mulliken n’était pas très enthousiaste à l’idée qu’une autre théorie pouvait, elle aussi, décrire les molécules. La concurrence entre deux théories laissait entrevoir un débat qui semblait nécessaire à la validation de l’un ou l’autre des modèles. Il est certain que ces deux approches, très différentes, ne manqueront pas de provoquer de nombreuses discussions dont nous reparlerons ultérieurement.

A l’issue de son voyage et des ses conversations avec Hund, Mulliken fera la synthèse de ces échanges dans deux articles[230] particulièrement importants traitant des états électroniques des molécules. Il enverra le premier à Hund qui s’apprêtait à publier un papier similaire mais, l’article de Mulliken étant déjà sous presse, Hund modifiera le sien.

 

 

4.3.3 –  Le traitement des molécules diatomiques.

 

4.3.3.1 – Introduction.

 

Pour bien suivre et comprendre la démarche de Mulliken nous l’avons présentée dans le tableau synoptique de la figure 25.

Figure 25 – Traitement des molécules diatomiques.

 

Dans un grand nombre d’articles, Mulliken fait référence à Lewis et à Langmuir. Nous verrons la corrélation qu’il établit entre son modèle et le modèle de Lewis-Langmuir allant même jusqu’à expliquer en quoi le modèle de Lewis est plus proche des orbitales moléculaires que de la liaison de valence. Mulliken imagine la molécule comme l’atome de Bohr avec des électrons sur des orbites autour des noyaux et souhaite mettre en place un principe de construction. Cette idée soulève deux questions-problèmes :

· 1 · Comment déterminer les nombres quantiques moléculaires ?

· 2 · Comment déterminer l’énergie des orbites électroniques ?

Ces deux questions en posent une autre :

® La corrélation de la molécule « réelle » est-elle meilleure avec les atomes séparés ou avec l’atome unifié ?

Ces travaux aboutiront au diagramme de corrélation.

4.3.3.2 – Un principe de construction pour les molécules ?

 

« By 1928 attention turned to the ‘aufbau’ or ‘building-up principle’ for the allocation of electrons in the structures of diatomic molecules. » [231]

Comment attribuer des nombres quantiques individuels aux électrons de la molécule à la manière de ce qui se faisait pour les atomes ?

L’analogie des spectres atomiques et moléculaires avait suggéré à Mulliken la possibilité de définir « une orbite » pour chaque électron dans la molécule. Nous avons déjà vu, par exemple, que CN et BO devaient avoir les mêmes nombres quantiques que Na.

Comme l’avait montré Bohr en 1922, l’explication de la classification périodique des éléments passait par l’existence de couches saturées au sein des atomes. Pour prévoir la configuration électronique d’un atome dans son état fondamental, il utilisait le principe de construction (Aufbauprinzip). Chaque atome est ainsi construit de couches électroniques saturées, excepté la couche la plus externe sur laquelle on trouve les électrons qui permettent de définir le terme spectral de l’atome en question[232].

Mulliken va montrer que les molécules contiennent aussi des couches saturées et que par conséquent, on peut imaginer l’utilisation d’un principe de construction adaptée à la détermination des états moléculaires fondamentaux.

« The fact that the normal state of NO is obtained from that of NOmerely by adding one more electron in a higher orbit, without disturbing those already present, is a further example of the applicability of the structure principle in molecules. » [233]

La mise en œuvre du principe de construction va permettre à Mulliken de classer les spectres moléculaires. Bien sûr, c’était beaucoup plus compliqué que dans le cas des atomes, en effet, rappelons que dans les molécules :

· les types d’orbites sont beaucoup plus nombreux que dans le cas des atomes. Lors de la formation d’une molécule les couches saturées des atomes se subdivisent pour former celles des molécules, le nombre de couches saturées est donc beaucoup plus important que dans le cas des atomes.

· différents facteurs font varier l’ordre des orbites. En effet, l’énergie des couches saturées varie avec :

® le numéro atomique des atomes constituant la molécule.

® la distance entre les noyaux.

® la répartition de la charge entre les deux noyaux.

Pour déterminer les configurations électroniques des molécules, nous devons d’abord considérer, quelles possibilités sont théoriquement attendues. Comme nous l’avons déjà dit, la discussion se porte naturellement sur deux thèmes suivants :

· 1 · Comment déterminer les nombres quantiques des électrons dans la molécule, la nature des couches saturées et les états moléculaires ? Pour répondre à ces questions, il faut s’intéresser à la corrélation entre l’atome unifié et la molécule. La corrélation avec l’atome unifié est importante pour appliquer le principe de Pauli[234] et déterminer ainsi le nombre maximum possible d’électrons pour un ensemble donné de nombres quantiques. Nous allons étudier cet aspect au paragraphe  [4.3.3.3.1].

· 2 · Comment déterminer l’énergie des électrons sur une orbite donnée ? Dans ce cas, il faut s’intéresser à la corrélation entre les atomes séparés et la molécule. Quels états électroniques particuliers d’une molécule peuvent être attendus de l’union de deux atomes chacun dans un état déterminé ? Nous allons aborder ce point au paragraphe [4.3.3.3.2].

4.3.3.3 – Comment établir la structure électronique des molécules ?

 

La détermination de la structure électronique des molécules passait non pas par l’attribution préalable de nombres quantiques à des orbites mais par la compréhension des états spectroscopiques. A partir de ces états, il fallait redescendre aux ingrédients orbitaux qui les composaient. Il était donc nécessaire de connaître les règles de sélection c’est à dire la dynamique des changements puisqu’on avait accès aux différents états que par le passage de l’un à l’autre.

Le point d’importance est le lien que l’on peut établir entre atomes et molécules, nombres quantiques atomiques et nombres quantiques  moléculaires, configuration électronique atomique et moléculaire.

« The various electron states of a molecule, like those of an atom can be classified by giving quantum numbers for individual electrons and, in addition, certain electron quantum numbers for the molecule as a whole. » [235]

Hund avait mis l’accent sur l’atome unifié, Mulliken insiste sur le fait que la molécule est une interpolation entre les atomes séparés et l’atome unifié ce qui impliquait la nécessité des deux approches. 

4.3.3.3.1 – De l’atome unifié à la molécule.

 

C’est, entre autres, l’objet des articles [41] et [44]. Dans l’article [41], Mulliken souligne que l’essentiel des idées qu’il développe a son origine dans les articles de Hund avec une distinction :

« …the chief difference being in the attempt to assign individual quantum numbers to the electrons. » [236]

« The methods used involve the application and extension of Hund’s theoretical work on the electronic states of molecules, as contrasted with an atom, cannot ordinarily be expected to be described accurately by quantum numbers corresponding to simple mechanical quantities, such quantum numbers can nevertheless be assigned formally, with the understanding that their mechanical interpretation in the real molecule (obtained by an adiabatic correlation) may differ markedly from that corresponding to a literal interpretation. With this understanding, a suitable choice of quantum numbers for a diatomic molecule appears to be one corresponding to an atom in a strong electric field, namely, quantum numbers nt, lt, slt and st for the t’th electron, and quantum numbers s, sl  and ss for the molecule as a whole (slt and  ss  represent quantized components of lt, and s, respectively, with reference to the line joining the nuclei). The quantum numbers may be thought of as those associated with the imagined “united-atom” formed by bringing the nuclei of the molecule together. » [237]

Mulliken choisit d’expliquer la procédure de Hund en déterminant les nombres quantiques caractéristiques de la molécule BO.

Les états possibles d’une molécule peuvent être obtenus à partir des états de l’atome unifié. En séparant en deux le noyau de l’atome unifié, on obtient les deux noyaux de la molécule étudiée. On considère chaque atome comme étant placé dans un champ électrique fort de symétrie axiale de telle façon que leur nombres quantiques[238] ML et MS (ML  = L, L - 1, 0, - (L - 1), - L) et MS (MS = S, S – 1,…, - S) soient bien définis. Tous les états possibles de la molécule sont donnés par les MS et ML résultant de la somme algébrique des MS et ML atomiques.

Les structures électroniques du bore et de l’oxygène sont respectivement :

                  B : (1s)2(2s)2(2p)1   soit un état  2P

                   O : (1s)2(2s)2(2p)4   soit un état  3P

L’état 2P du bore donne  L = 1 et S = ½,

soit, ML = 1, 0, - 1  et MS± ½.

Lorsque l’atome de bore est placé dans un champ électrique, on obtient six composantes.

L’état 3P de l’oxygène O donne  L = 1 et S = 1,

Soit,  ML = 1, 0, - 1  et   MS = 1, 0, - 1.

Lorsque l’atome d’oxygène est placé dans un champ électrique, on obtient neuf composantes.

La combinaison des différentes composantes donne 6 ´ 9 = 54 états possibles pour BO.

Comme Hund[239] le précise, au cours de la formation d’une molécule, aucun état n’est perdu. Ces 54 états se regroupent en un certain nombre d’états fonction des valeurs des L et S de la molécule BO :

2S   ; 4S ;  2P ;  4P ;  2D ;  4D

Figure 26 – Valeurs des ML et MS de la molécule BO.

 

Les symboles utilisés pour représenter les états des molécules diatomiques avaient été introduit par Hund[240] en remplacement des symboles atomiques préconisés par Birge. Dans le même article il introduisait aussi les symboles s ; p ; d permettant de classer les orbitales moléculaires d’après la valeur de la projection du moment cinétique orbital sur l’axe de la molécule. En effet, lors de la formation d’une molécule, il apparaît un nouveau nombre quantique propre à la molécule, l dont nous allons préciser la signification.

«  …when an atomic electron orbit with azimuthal quantum number l is placed in an electric field of suitable strength, or when the atom is replaced by a diatomic molecule, a new quantum number l comes into existence; this corresponds to the projection of  l on the electric axis (in the molecule, this axis is the line joining the nuclei); l is capable of taking on the integral values from l to 0, e.g. any p electron orbit (l = 1) gives the two cases  l = 0 (ps orbit) and l = 1 (pp orbit), while an s electron (l = 0) gives only the one case l = 0 (ss orbit). » [241]

Nous venons de voir comment Hund déterminait les états d’une molécule diatomique. Mulliken souhaitait aller plus loin et déterminer la configuration électronique de la molécule en précisant les valeurs des l = êml ê de chaque électron des atomes constituant la molécule, pour ce faire, il suppose que les ml se conservent lors de la formation de la molécule. 

Afin d’appliquer son hypothèse, Mulliken note les états de chaque atome soumis à un champ électrique en notation moléculaire :

® Ainsi les 6 composantes du bore, dans l’état 2P peuvent être regroupées sous les deux configurations suivantes :

         · (1ss)2(2ss)2(2ps)1 soit un état 2PS avec 2 composantes correspondant à ML = 0 ; MS = ± ½.

         · (1ss)2(2ss)2(2pp)1 soit un état 2PP avec 4 composantes correspondant  à ML = ± 1 ; MS = ± ½.

® Les 9 composantes de l’oxygène dans l’état 3P  se regroupent sous les deux configurations :

         · (1ss)2(2ss)2(2ps)2(2pp)2 soit un état 3PS avec 3 composantes correspondant à  ML = 0 ; MS = 0, ±1.

         · (1ss)2(2ss)2(2ps)1(2pp)4 soit un état 3PP avec 6 composantes correspondant à ML = ± 1 ; MS = 0, ±1.

Les nombres et lettres ont le même sens que dans le cas des atomes tandis que la lettre grecque correspond à la valeur du nombre quantique l.  [s, p, d… signifie  l = 0, 1, 2 …]

Lorsqu’on applique la règle de conservation de l, il est inutile de préciser les valeurs de n et l  puisqu’elles ne se conservent pas lors de la formation de la molécule. Pour définir la configuration électronique des molécules, il suffit d’indiquer le nombre total d’électrons s, p, d… .

Ainsi, la configuration (1ss)2(2ss)2(2ps)1 du B (2PS) est considérée comme une configuration s5 et la configuration (1ss)2(2ss)2(2ps)2(2pp)2 de O (3PS) comme étant une configuration s6p2. D’où la configuration électronique de la molécule BO : s11p2 correspondant à un état  2S  ou  4S.

Si les atomes de bore et d’oxygène sont pris dans des états différents, on obtient d’autres configurations de la molécule BO. L’état (2PS) du B associé à l’état (3PP) de l’O et (2PP) du B associé à (3PS) de l’O, donne les états moléculaires 2P  et 4P correspondant à la configuration s10p; B (2PP) et O (3PS) donne les états moléculaires suivants : deux 2S , deux 4S, un 2D et un 4D correspondant à la configuration s9p4 de BO.

4.3.3.3.2 – Des atomes séparés à la molécule.

 

Quelle est la relation entre les électrons des atomes séparés et les électrons correspondant de la molécule ?

Mulliken va montrer que la prise en compte de la relation entre les états électroniques des molécules et ceux des atomes séparés, produits lors de leur dissociation, est importante pour comprendre la formation des molécules.

Prenons pour exemple le diazote. On peut écrire de façon symbolique :

N + N ® N2

[1s22s22p; 4S] + [1s22s22p3  ; 4S] ® [1ss22ps23ps2 2pp4 3ss2 ; 1S].

1s2 + 1s2 (deux couches saturées) de N + N ® 1ss22ps2 de N2 (deux couches saturées et on peut dire que les électrons 2ps sont des électrons promus[242] puisque leur nombre quantique principal n a augmenté, il est passé de 1 à 2)

2s2 + 2s2 (deux couches saturées) de N + N ® 1ss23ss2 de N2 (deux couches saturées ; les électrons 3ss sont des électrons promus.)

2p2 + 2p2 (électrons de valence) de N + N ® 3ps22pp4 de N2 (deux couches saturées ; les électrons 3ps sont des électrons promus.)

Lors de la formation de la molécule N2 à partir des atomes N, nous voyons immédiatement que les nombres quantiques des électrons de l’atome changent.

« Thus some of the atomic electrons are promoted in the formation of the molecule, i.e. their principal quantum number n is increased, while l is often also changed. If it were not for this promotion, their would be in the molecule too many 1s and 2s electrons, namely four of each, whereas only two of each are permitted according to the Pauli principle. The way in which promotion is possible is made clear only by the new quantum mechanics. » [243]

Birge et Sponer[244] avaient montré que CO et N2 pouvaient se dissocier facilement avec un faible apport d’énergie de vibration, mais ceci allait à l’encontre des changements de nombre quantique car, comme le soulignait Mulliken :

«… in the old quantum theory, there seemed to be no way in which quantum numbers would be changed except by violent agencies such as collision or light absorption. » [245]

Hund[246] avait montré qu’avec la nouvelle théorie quantique cette contradiction disparaissait :

« Briefly, the molecule may be said to be latent in the separated atoms; in a certain sense, the molecular quantum numbers already exist before the atoms come together, but take one practical importance, at the expense of the atomic quantum numbers, only on the approach of the atoms to molecular distance. » [247]

Hund avait discuté de la corrélation entre états atomiques et états moléculaires en utilisant la règle qui stipule que les nombres quantiques sl et s d’une molécule peuvent être obtenus par addition algébrique ou vectorielle des sl et s des atomes. En plus de ces règles, Mulliken avait mis en évidence le fait que chaque ml reste inchangé lors de la formation de la molécule[248].

Dans l’article [44], Mulliken poursuit ses recherches dans le même sens et il détermine les états électroniques des atomes résultant de la dissociation de chaque état moléculaire. Le problème est le suivant, étant donné une configuration et des états moléculaires connus, quels sont les états des atomes ou ions obtenus lors de la dissociation de la molécule par augmentation du nombre quantique de vibration.

Cette discussion sur la relation entre molécule et atomes séparés va permettre à Mulliken d’introduire l’énergie de formation d’une molécule.

Rappelons que lorsque deux noyaux se rapprochent pour former une molécule, le nombre quantique principal de certains électrons augmente pour satisfaire le principe de Pauli[249] et la transition vers l’atome unifié.

Quelles sont les conséquences de l’existence d’électrons promus sur l’énergie de la molécule ?

Mulliken partage l’énergie en énergie potentielle de répulsion entre les noyaux des atomes (N.E > 0, nuclear energy) et en énergie potentielle d’interaction de chaque électron placé dans le champ des noyaux plus celui des autres électrons (B.E. < 0, binding energies).

Quand la distance internucléaire r est grande et diminue, B.E. doit augmenter plus vite que N.E..

Pour r  = re, l’énergie totale est minimum.

Pour r < re, la répulsion nucléaire N.E. augmente plus vite que B.E..

L’énergie de dissociation de la molécule est donnée par :

[250]

De cette étude émergent un nouveau concept : le pouvoir liant (Bonding Power).

Jusqu’alors, les chimistses connaissaient les électrons liants et les électrons non liants. Maintenant, nous allons attribuer un pouvoir liant aux électrons, Mulliken en donne deux définitions :

1 – energy-bonding-power qui joue sur D.

2 – distance-bonding-power qui joue sur re.

Compte tenu du fait que les énergies de liaison ne sont pas connues avec précision, Mulliken préférera la deuxième définition. Ainsi, les électrons dont la présence dans la molécule tend à augmenter son énergie de dissociation D ou à diminuer la distance internucléaire se voient attribuer un pouvoir liant positif.

Les électrons non promus (dont l’orbite est en général de la taille de re) ont un fort pouvoir liant tandis que les électrons promus ont un pouvoir liant nul, voire négatif.

Herzberg[251],

 

qui travaillait sur les spectres des molécules diatomiques, travaux pour lesquels il recevra le prix Nobel de Chimie[252] en 1971, introduit les concepts d’électrons liants et antiliants, les électrons antiliants étant justement ceux dont le pouvoir liant est négatif. Dans N2  les électrons 3ps et 2pp sont les électrons liants car ils s’apparient lors de l’union des deux atomes d’azote. Herzberg était convaincu de la valeur de l’approximation monoélectronique, cette approche permettait de distinguer les états liants ou antiliants des molécules diatomiques selon que l’approche de deux atomes conduisait ou non à une nouvelle surface nodale de la fonction d’onde. Les effets liants et antiliants étaient alors difficiles à comprendre mais ces concepts seront mieux appréhendés par le biais du travail de Lennard-Jones que nous étudierons au chapitre suivant. Par ailleurs, il proposait aussi une règle permettant de déterminer le nombre de liaison d’une molécule diatomique homonucléaire[253]. Il s’agit d’effectuer la demi-différence entre le nombre d’électrons favorisant la liaison et ceux la défavorisant. Dans le cas de molécules C2, N2, N2, O2, O2, et F2 le nombre de liaison est respectivement 2 ; 2,5 ; 3 ; 2,5 ; 2 et 1. Cette règle peut aussi être appliquée dans le cas des molécules diatomiques hétéronucléaires faiblement polaires comme NO et CO dont la configuration est la suivante : 

Pour CO, p = 2 et q = 0 ; pour NO, p = 2 et q = 1 ce qui donne 3 liaisons dans le cas de CO et 2,5 dans le cas de NO.

4.3.3.3.3 – Remarque sur l’inversion des niveaux des molécules analogues aux alcalins.

 

A l’origine, l’article [41] avait pour objectif d’expliquer un défaut important dans les analogies observées entre les trois états de BO, CO et CN et ceux Na. Si l’on considère que dans l’atome de Na, l’état  est ‘normal’, les états sont inversés [figure 27].

Figure 27 – Inversion des niveaux d’énergie.

 

L’explication de l’inversion des niveaux dans les molécules avait des implications quant à l’attribution des configurations électroniques.

Cette inversion avait été mise en évidence par F. A. Jenkins[254] qui travaillait alors à Harvard avec Mulliken, dans une étude du spectre de BO. Il manquait un certain nombre de raies dans les transitions      et    . La même chose avait été mise en évidence dans le spectre de CO.

Comment expliquer cette inversion ?

Examinons tout d’abord la configuration la plus probable de l’état fondamental de N2 et CO.

N2, CO, NO :

Comme nous l’avons déjà dit, les électrons de 2ps, 3ps et 3ss sont appelés électrons promus parce qu’ils correspondent aux électrons 1s, 2s et 2ps des atomes séparés. Les configurations de BO, CN et CO peuvent être déduites de celle de N2, il suffit d’ôter un électron sur 3ss pour l’état fondamental, un électron sur 2pp pour le premier état excité et un électron sur 3ps pour le second état excité. L’ensemble (2pp)3 du second état excité  est « le point clé » [255], permettant d’expliquer l’inversion observée de cet état. 

On ne pouvait pas interpréter l’inversion en termes de configuration similaire à celle de l’atome de sodium, c’est à dire une couche saturée et un électron s : .

« The simplest assumption is that the inverted of BO, CO, CN corresponds, like the inverted ground state of a halogen atom, to a configuration of closed shells minus one p electron. » [256]

L’électron p manquant était certainement un électron 2p, puisque le niveau 2p d’un atome avec 6 électrons équivalents est subdivisé en deux sous niveaux avec :

2 électrons sur 2ps  et  4 électrons sur 2pp.

Seules les configurations de N2 et CO suivantes,  permettent d’interpréter l’inversion :

       de plus basse énergie.

  

       de plus haute énergie.

x est s ou d.

4.3.3.3.4 – Conclusion.

 

Le problème du choix de la corrélation des états moléculaires avec les états de l’atome unifié ou ceux des atomes séparés n’était pas encore complètement résolu. Rappelons que lors de l’union de deux atomes dans des états donnés, il peut résulter plusieurs états moléculaires, tous n’étant pas stables.

La détermination des états moléculaires s’étendra sur une longue période, ce n’est qu’en 1932 que Mulliken présentera un article complet [67] sur le sujet. Cet article est l’aboutissement d’une série constituée des articles [53], [59] et [67] traitant de l’interprétation des spectres de bandes. Cet ensemble était destiné à la publication d’un livre mais Mulliken abandonna son projet alors qu’il rencontrait des difficultés dans la compréhension du phénomène de prédissociation[257] et qu’il avait commencé à travailler sur les extensions de la théorie aux molécules polyatomiques.

4.3.3.4 – Diagramme de corrélation : le lien entre les atomes séparés et l’atome unifié.

 

« This diagram is most important. It has been said of it that it might well be on the walls of chemistry buildings, being almost worthy to occupy a position beside the Mendeléef periodic table so frequently found thereon. Just as the latter affords an understanding of the structure of atoms so does the former afford an understanding of the structure of molecules’[258]» [259]

Le diagramme de corrélation est publié dans l’article [67], il permet de comprendre la relation entre la molécule et l’atome unifié d’une part et la molécule et les atomes séparés d’autre part.

Nous avons déjà dit que Mulliken souhaitait mettre en place un principe de construction pour les molécules, mais c’était beaucoup plus compliqué que dans le cas des atomes. Rappelons que dans les molécules, les types d’orbites sont beaucoup plus nombreux que dans le cas des atomes. De plus, l’énergie des ces orbites varie en fonction du numéro atomique des atomes constituant la molécule, de la distance entre les noyaux et de la répartition de la charge entre les noyaux.

Le cas des molécules diatomiques hydrogénées était le plus simple puisque l’ordre des orbites y est le même que pour l’atome unifié correspondant (CH similaire à N).

Sur la figure 28, les états de l’atome d’azote, de configuration  , sont représentés à gauche, un état fondamental 4S et deux états excités 2D et 2P. Imaginons que nous séparions le noyau de l’atome d’azote en deux de telle façon que le système électronique de l’atome soit soumis à un champ électrique de symétrie axiale, les états atomiques 4S, 2D et 2P sont alors transformés en états moléculaires 4S, 2S, 2P, 2D, 2